ANTONIO VIVALDI, Concerti per une vita | Théotime Langlois de Swarte, Le Consort
Harmonia mundi, 2024

En 2024, soit un an avant son cd événement de 2025 des Quatre Saisons, Théotime Langlois de Swarte enregistrait, déjà avec une version orchestrale élargie de sa formation Le Consort, un magnifique double album à l’avenant de celui de 2025, Antonio Vivaldi, Concerti per una vita, merveille d’intelligence d’une série plus que représentative des concertos pour violon de Vivaldi. Un enregistrement déjà historique en soi, puisqu’il venait clôturer le vaste processus étalé sur un siècle de réalisations discographiques, en quoi avait consisté l’enregistrement progressif de toutes les œuvres instrumentales de Vivaldi, comprenant des inédits sans cesse croissants, processus débuté en effet en 1924 par la violoniste Renée Chémet pour « His Master’s Voice ». Voilà donc un siècle que suivant les époques jalonnées sur cette longue période, les instrumentistes (et prioritairement les violonistes) ont apporté chacun leurs pierres à l’édifice de cette vaste redécouverte d’un compositeur essentiel à l’histoire de la musique, bien au-delà de ce qu’on pouvait supputer avant ce processus. Car oui, il aura bien fallu tout ce long mouvement débuté dans les années vingt du XXe siècle (à la faveur de la découverte des manuscrits de Turin), pour que sur le plan musicologique, partant de la prise en compte réelle d’un vaste corpus, ont soit à même de réévaluer progressivement cette importance de Vivaldi.
Dans l’histoire de la musique, l’importance réellement engrangée de Vivaldi touche ni plus ni moins la reconstitution d’un pan entier de l’histoire de la musique occidentale, avec notamment la question de l’émergence du concerto de soliste moderne. Mais aussi l’un des apogées du style italien, dont on sait la centralité au tournant du XVIIIe siècle. C’est dire par conséquent, si cette réelle redécouverte (comparable par nature à celle de Bach à partir de Mendelssohn) nourrit des implications considérables, et qui ne concerne pas seulement le changement de l’« image » ordinairement accolée au nom même de Vivaldi (celle d’une veine de composition kilométrique d’une œuvre répétitive), mais bien plus encore la restitution de son importance intrinsèque pour l’écriture même du concerto soliste, mais au-delà, de la forte influence qu’il a pu exercer sur les musiciens de son temps, à commencer par Bach, lui qui transcrivit nombre de ses concertos pour violon. Au cours de ce long processus qui permet aujourd’hui de disposer du corpus instrumental complet du compositeur, bien des périodes et des écoles interprétatives sont passées par là, marquant en gros surtout une mutation considérable dès la fin des années soixante et surtout dans les années soixante-dix, après la veine qu’on pourrait à bon droit qualifier de l’« évidence mélodique » marquée par le succès planétaire des enregistrements des vénitiens d’I Musici ou des Solisti Veneti de Claudio Scimone. Le tournant on le sait, sera le moment décisif représenté par le mouvement baroque au cours duquel on se rend plus attentif aux modalités d’énonciation de cette musique aux codes à redécouvrir via les traités d’interprétation de l’époque baroque et les avancées (en l’occurrence hautement pertinentes) d’une organologie adaptée (cordes en boyaux et archets Bach, entre autres). De telle sorte que suivre les évolutions discographiques de ce siècle de redécouvertes, c’est en quelque sorte mener l’archéologie manifeste d’une mutation des approches, où les avancées musicologiques opèrent et modifient peu à peu les habitudes d’écoute. J’ai évoqué également les excès inhérents à cette mutation (voir la recension de l’enregistrement de 2025 du Consort), et aujourd’hui, on a un peu la sensation qu’on en est arrivé à un point d’équilibre quelque peu « idéal », représenté ô combien à mes yeux par Giuliano Carmignola, et illustré encore par ces deux albums Vivaldi de 2024 et 2025 de Théotime Langlois de Swarte.
Le plaisir avant tout
Je voudrais insister avant toute chose sur la notion de plaisir, même s’il peut sembler risqué d’utiliser là un cliché dès qu’il est question de Vivaldi, un cliché qui a d’ailleurs joué son rôle dans l’image de superficialité que j’évoquais. Et pourtant… C’est là, incontestablement, la marque fondamentale de cette musique, celle à laquelle on ne peut pas résister (à moins d’être définitivement fermé à cette période) et celle qui s’empare de vous aux premières notes d’un concerto de Vivaldi. Si je veux y insister à nouveau et dans une acception spontanée, délestée de tout précédent, c’est que ce double album est avant tout l’illustration du plaisir extrême prix par un groupe de jeunes musiciens exemplaires, à jouer cette musique, à la transmettre et à la faire comprendre (je reviendrai sur cet aspect quasiment pédagogique plus loin). Tout comme il reviendra sur cet aspect dans son double album de 2025, Théotime Langlois de Swarte écrit dans le livret :

« Vivaldi a été décisif dans ma passion pour le violon. Lorsque j’étais enfant, j’écoutais sans cesse Vivaldi : c’était une révélation, tant pour le répertoire que pour ce type de violon baroque. L’écriture concertante exerçait sur moi une attraction absolue. Au même moment, je chatais du Vivaldi dans le chœur d’enfants dirigé par ma mère. Ces expériences fascinantes n’ont jamais cessé de nourrir mon rêve d’enregistrer un jour les concertos. »
Oui, il faut le croire, il faut y être tombé dans la marmite Vivaldi encore enfant pour comprendre cette attraction. J’en témoigne, en ajoutant que l’attraction est physique : il faut en effet avoir été plongé très tôt dans ce bain sonore pour comprendre pareil plaisir, lié pour ma part à tout le continuum du violon italien des XVIIe et XVIIIe siècles, de Corelli à Tartini, de Veracini à Locatelli. Qui n’a jamais succombé à quelque suavité du concerto grosso à la Corelli ou ne s’est plongé dans les nuances et mille et une variantes de l’écriture violonistique, de la sonate en trio ou du concerto soliste de cette époque du style italien, ne pourra réellement comprendre je crois, de quoi je parle ici, et de quoi parle Théotime Langlois de Swarte dans ce livret. Il ajoute avoir toujours été séduit par deux aspects de l’écriture concertante de Vivaldi, l’inventivité mélodique des mouvements rapides et la vocalité des mouvements lents : « Ce qui me touche dans cette musique, c’est d’une part la virtuosité et l’inventivité des solos. Vivaldi a cette force incroyable d’imprimer d’emblée un caractère, comme dans un air d’opéra dont les premières secondes suffisent à saisir toute l’essence. C’est aussi la vocalité des mouvements lents : une économie de moyens souvent réalisée avec des notes répétées, au-dessus desquelles se déploie une ligne mélodique d’une force émotionnelle intense. » Il faut concevoir là, les sources de ce plaisir d’interpréter et d’écouter, qui est au cœur de la transmission même de cette musique. Et je ne voudrais pas ici forcer le trait, mais commet ne pas constater, ressentir, et éprouver pour ces musiciens comme pour soi-même, ce plaisir manifeste, vécu comme un vecteur essentiel ? Regardez, et écoutez (images de l’enregistrement) :
Vivaldi éclairé : l’approche « individualisée » des concertos
Le plaisir, donc. Partout et toujours, pour interpréter et pour transmettre cette musique. Mais il ne faut pas y voir, loin s’en faut, un paramètre unilatéral. Car surtout pour un compositeur qu’on avait pris l’habitude de considérer dans une sorte d’indistinction générale, considérant que tous ses concertos se ressemblaient peu ou prou, l’un des enjeux d’une approche digne de ce nom aujourd’hui est de distinguer justement dans cette production pléthorique, les lignes de cohérence et les modalités d’organisation de l’extrême diversité de ces si nombreux concertos pour violon (255 parmi les quelque 507 concertos instrumentaux composés par Vivaldi) : « il était important de présenter les différents caractères de chaque concerto et d’en montrer les singularités d’écriture. » Il en ressort un double album qui en un certain sens, propose une sorte de biographie musicale de Vivaldi, retraçant son long itinéraire musical, de ses pérégrinations vénitiennes depuis l’Ospedale della Pietà au Teatro Sant’Angelo, jusqu’à la fin hasardeuse de son parcours à Vienne en 1741 – le choix des concertos suivant en somme ce parcours musical. Comme pour le double album de 2025, Théotime Langlois de Swarte a été guidé pour ce choix (souvent d’inédits enregistrés en première mondiale) par l’éminent musicologue vivaldien Olivier Fourés, qui pour l’occasion a signé quelques arrangements (je rappelle qu’il fut également le conseiller musical de Giuliano Carmignola pour ses enregistrements).

Une grande diversité en ressort également, notamment avec le choix de ces « intermèdes » en quelque façon, qui vont de courtes pièces de Legrenzi (l’un des maîtres du jeune Vivaldi) à Jean-Joseph Mouret, mais livrant surtout quelques extraits choisis, arrangés ou pas, d’autres concertos ou encore d’airs d’opéras de Vivaldi. Démarche plus qu’heureuse, quand on sait qu’en dehors des deux cycles de L’estro armonico op. 3 et de Il cimento dell’armonia e dell’inventione op. 8, le reste du corpus vivaldien est souvent conçu en effet dans cette vaste indistinction généralisée : cette approche individuelle et focalisée de concertos qui relève de tant de registres expressifs diversifiés est vraiment la meilleure démarche que l’on puisse souhaiter, pour rendre justice aujourd’hui au génie de Vivaldi, à notre bénéfice de connaissance éclairée et au bonheur de notre plaisir pur de la musique.
MOTS-CLÉS
