Daniel Lozakovich

Les époques se suivent et ne se ressemblent décidément pas en matière de palmarès des violonistes et de leur renouvellement sur ce qu’on considère comme la scène internationale, là où des carrières précoces se dessinent au gré des enregistrements réalisés au sein des grands ou moyens labels, ou des concerts sur les grandes scènes du monde. En particulier, il s’en vient tôt ou tard une époque où on doit se rendre à l’évidence de la non automaticité de ce renouvellement, et encore moins de sa répartition égale entre violonistes femmes et violonistes hommes. En termes de bilans ou de panoramas, on se plaît au gré des décennies, à répertorier ce que cette scène internationale compte de grands concertistes et même si ce récapitulatif a toujours quelque chose de profondément sélectif et lacunaire (notamment parce que les carrières chevauchent allègrement les décennies et aussi parce que les grandes têtes d’affiche ne résument évidemment pas le volume des instrumentistes importants à un moment donné), on se rappelle sans mal que les années quatre-vingt furent celles de Perlman, Zukerman ou Anne-Sophie Mutter entre autres, que les années quatre-vingt dix furent marquées par Maxim Vengerov, Vadim Repin et Gil Shaham, que les années deux-mille et deux-mille dix furent celles de Viktoria Mullova ou Joshua Bell.

Aujourd’hui, les années vingt de notre siècle bien entamées, je remarque une étonnante dissymétrie entre entre le nombre des violonistes femmes au plus haut niveau (Hilary Han, Janine Jansen, Lisa Batiashvili), nombre proportionnellement supérieur à celui des violonistes hommes. Solitude en somme, en cette sphère des très grands violonistes internationaux, de Daniel Lozakovich qui semble occuper seul désormais le haut de la rampe « dans la catégorie masculine », comme on dit aux Oscars et aux Césars. Le jeune virtuose suédois d’origine biélorusse a déjà dans son escarcelle, à 23 ans, un contrat avec Deutsche Grammophon, des enregistrements marquants (le concerto de Beethoven avec Valery Gergiev, le concerto de Tchaikovsky avec Vladimir Spivakov et une première version des concertos de Bach remarquée) et un agenda complet dans les plus grandes salles du monde. Moyennant donc cette renommée croissante, inutile de préciser qu’aujourd’hui son seul nom suffit à remplir lesdites salles en un rien de temps. Ce fut le cas en décembre dernier à l’Auditorium de Radio France, pour le 3e Concerto de Mozart, exécuté en cette perfection, ce trésor de nuances, ce raffinement si… « mozartiens », précisément.

On sait la difficulté de transmission de ces concertos de jeunesse, sertis dans une écriture d’une infinie subtilité qui appellent un phrasé à la fois pur et ironique, enjoué et discrètement mélancolique dans les mouvements lents, relevant en somme de tout ce que l’âme juvénile du premier Mozart pouvait projeter d’épanchements, de résolution et d’élans, aux jours du service entre tous frustrants de l’archevêque Coloredo, bien avant le célèbre coup de pied, et sous la férule étouffante de son violoniste de père. Là où Leopold voulut que son pianiste de rejeton exploitât ses facilités au violon (mais où donc le jeune Mozart n’avait-il pas de facilités ?), Wolfgang devait laisser là des pages immortelles où, notamment dans ce 3e concerto en sol majeur K. 216 et le 5e en la majeur K. 219, tout en donnant le change à un style galant encore présent, tant d’inflexions suggéraient déjà un affranchissement que les concertos pour piano de la maturité devaient confirmer plus tard.

Pour autant, ces concertos, composés la plupart en la même année 1775 (le compositeur a alors 19 ans), respirent de part et part une juvénilité caractéristique et qui demeure, en ses aspects changeants, porteuse des chatoiements voire des caprices d’un lyrisme personnel qui devait laisser Leopold quelque peu perplexe. D’où l’infinie difficulté pour les interprètes de restituer cette jeunesse de l’âme : « it smells like teen spirit » pour faire grunge, ou pour emprunter à Henry Barraud, mozartien distingué s’il en était, « L’art de l’enfance n’est pas l’enfance de l’art ».

Sera-t-on surpris de voir incarner à merveille et en profondeur cette jeunesse d’esprit et d’écriture par Daniel Lozakovich, suprême new comer d’une infinie sagesse déjà, par sa manière inimitable de distribuer savamment cette « énergie contenue » que ceint son jeu ? Un musicien d’une grande intelligence, justement dans sa capacité à ne pas forcer le trait ou à se laisser dépasser par l’impulsion – ce qui en ces territoires de subtilité, serait fatal : ici, tout est justement dosé dans une énonciation qui choisit la temporalité du discours, pour mieux réserver les surprises d’accentuations là où elles sont souhaitables, sans envahir l’expression de ce nervosisme que tant de fois on a vu se déployer dans la restitution de ces pages, de la part d’instrumentistes impatients de leurs effets. Ici au contraire – et on le comprend dès l’entrée ex abrupto du soliste dans l’allegro initial -, la phrase mozartienne est transmise avec sa fraicheur proverbiale, mais aussi dans sa potentialité à trouver dans la dialectique classique, les ressources d’une personnalité accomplie. Lors du concert du 19 décembre, malgré une entrée légèrement précoce dans l’allegro, les accents justement, sont distribués dans l’esprit même d’une forme sonate qui fournit comme l’espace d’un jeu d’une infinie intelligence, comme partout chez Mozart.

Et pour cadrer tout à fait avec ce qui est déjà le passé de Daniel Lozakovich, celui d’un enfant prodige qu’il fut en effet, le voici à 13 ans (il en semble neuf ou dix), en 2015 à Moscou dans ce Concerto N° 3 en sol majeur, avec l’orchestre des Virtuoses de Moscou sous la direction de Vladimir Spivakov [attention, il ne faut pas avoir le mal de mer compte tenu de la brutalité des mouvements automatiques de caméras] :

Aujourd’hui à 23 ans, tout est à l’avenant de cette sorte de pureté naturelle, mais à la différence d’un phénomène de foire, le jeu du jeune violoniste a sensiblement évolué par rapport à cette aube primaire, gagnant justement en subtilité. Car en dehors d’une « originalité » forcenée, il faut savoir dans une page si connue, trouver les justes accents qui marqueront une réelle individualité, et celle de Daniel Lozakovich aujourd’hui, se caractérise par un phrasé qui mêle à la fois une réelle discrétion (d’impulsion, archet diaphane, énonciation presque évanescente) et pour le redire, une manière de ménager le surgissement des forte et des jeux mélodiques qui dès l’allegro retiennent l’attention. J’aurai l’occasion de me pencher de plus près sur ce style si particulier de Daniel Lozakovich, en tout cas au contact de cet allegro, on perçoit déjà que ce qui pourrait être perçu comme une sorte d’effacement ou d’évanescence, s’oriente plutôt vers cet art savant de la distribution des effets, sur la base, il est vrai d’une discrétion naturelle. On comprend en écoutant l’adagio tout ce que cet art de la subtilité du phrasé peut avoir de précieux : dans un mouvement où l’effusion domine, dans le registre et l’écriture du chuchotement, ce jeu de pure juvénilité, de fragilité apparente et idéal pour l’exposition d’un discours narratif, l’idée d’une énonciation opératique fait pleinement sens, et on entendrait presque ici la préfiguration de l’expression d’un Cherubino en proie aux tourments de l’amour. Le vibrato est discret, l’archet confirme sa légèreté et pour autant le discours et clair et intelligible : c’est celui de la confession d’un moi de l’émoi, d’une intériorité où rien n’est outré, et d’une certaine fluidité de l’aveu. Rien de fade, tout d’exquis. Quant à l’espièglerie généralisée du Rondeau Allegro, on y retrouve les bienfaits de cette délicatesse omniprésente, jamais gâchée par la moindre posture : tout ici s’énonce clairement et le style pour le dire arrive aisément. Et on est forcément happé par cette matière de l’épure qui se dit là en franchise de l’impulsion. Quand vient le moment irrésistible de cet air enjoué emprunté à un chant populaire alsacien (qui valut d’ailleurs au concerto l’appellation de « strasbourgeois »), c’est encore la juvénilité naturelle du violoniste qui emporte l’adhésion : alors que le concerto N° 5 est connu pour son air hongrois du troisième mouvement (classé dans les « turqueries » courantes à l’époque), cet air alsacien qui apporte la danse, le mouvement et la franche gaîté d’une fête populaire prend sous les doigts du jeune Lozakovich l’allure ludique dont il relève, mais sans jamais perdre en élégance : pas chassé, entre-deux, pirouettes et salut. Qui a dit qu’on n’était pas sérieux quand on a l’âge de Daniel Lozakovich, 13, 17 ou 23 ans ? On a l’élégance naturelle du début, des aubes prometteuses, précieuses aux tons moirés.

Rien, non rien ne pouvait me gâcher un si beau concert dû à un violoniste si remarquable, ni l’épouvantable flatulence dite contemporaine par laquelle il fallait commencer (« Unsuk Chin Alaraph, Ritus des Herzschlags, Sous-titre, co-commande Radio France / NTR ZaterdagMatinee, NPO Klassiek’s concert series in the Amsterdam Concertgebouw » – pure idiotie inaudible, prétexte pour la Maison de la Radio, de remplir son cahier des charges de promotion des franches et ultimes fécalosités de qui était venu ce soir là rafler la subvention d’appât), ni une version lamentable de la 5e Symphonie de Tchaïkovsky, qui suivait cette magnifique apparition de Daniel Lozakovich. Placé sous la direction anémiée de Mme Susanna Mälkki, qui se croit cheffe alors qu’elle n’est qu’une maîtresse en gesticulations, l’orchestre national de France courait alors tel un canard sans tête, dans une symphonie pourtant fleuron de l’expression lyrique de l’art symphoniste de Tchaïkovsky. Là où se dit la fatalité d’un état de désespérance qui devait mener le compositeur à la fin que l’on sait (et notamment à la Sixième Symphonie, « Pathétique » dans tous les sens du terme), Mme Mälkki décidait de soustraire la symphonie à cette massivité indispensable, pour n’en retenir qu’une fine ossature qui est sa falsification. Manquant de clairvoyance dans le moindre de ses choix, elle devait entraîner les pupitres dans sa chute hystérique, faite d’une gestique vide de sens, inventant sans doute pour elle une grammaire de l’aigreur, rivalisant avec la danse de Saint-Guy par laquelle naguère se distinguaient les idiots du village. Le résultat devait mener tout connaisseur des symphonies de Tchaïkovsky, dans une intense frustration devant une interprétation où décidément, rien n’allait : ni le dialogue des vents avec les cordes (idiome éminent du compositeur, hérité de Brahms), ni la marche de fatalité des cordes et cette outrance du dernier mouvement, grimace forcée dans une joie factice. Rajoutant sa grimace à celle de Tchaïkovsky, Mme Mälkki montrait comment alors on devait s’y prendre pour massacrer systématiquement chaque mesure d’un chef-d’œuvre. Une masterclass donc, en démolition de la Cinquième de Tchaïkovsky.

La force d’une belle et grande interprétation est qu’elle est à même de tout balayer sur son passage : la frustration et le dépit y compris. Ce soir-là, Daniel Lozakovich démontrait qu’il était capable de faire oublier le laid, en habitant la beauté mozartienne, en tant que digne et illustre représentant de la nouvelle génération des violonistes de sa trempe, de son rang et de sa qualité.