François Lazarevitch étreint la beauté suave de Marin Marais
Par
Voix humaines. MARIN MARAIS, Pièces inédites pour flûte | Les Musiciens de Saint-Julien,
François Lazarevitch, Lucile Boulanger, Éric Bellocq | Alpha Classics, 2025

C’est avec la fierté insolente des happy few et avec le plaisir pour seul étendard que j’ai découvert le dernier album en date de François Lazarevitch et des Musiciens de Saint-Julien, consacré aux pièces inédites pour flûte de Marin Marais, enregistrement désormais historique par lequel on saura dorénavant que le violiste de la chambre du roi de Louis XIV aura été si fasciné par la flûte, qu’il a a laissé des pages somptueuses dévolues à l’instrument et basse continue, découvertes tout récemment. Car oui, je peux témoigner avec grande fierté que j’ai eu le privilège d’assister aux deux concerts enchanteurs par lesquels étaient célébrés, le 15 mars dernier à la Salle Gaveau, les vingt ans des Musiciens de Saint-Julien, concerts au cours desquels cet enregistrement était proposé en avant-première. Après des années de fréquentation assidue des enregistrements des Musiciens de Saint-Julien, je me suis accoutumé à l’avalanche ininterrompue de beauté à laquelle François Lazarevitch expose son auditoire, entre découvertes de nouveaux pans entiers des répertoires baroque et ancien, explorations inédites des traditions populaires et redéploiement des pages connues en des perspectives nouvelles. Ici donc, une nouvelle illustration du sacerdoce de renouvellement qui caractérise l’action musicale menée inlassablement par François Lazarevitch, et que l’on retrouve à souhait dans sa discographie en constante expansion : avec cet enregistrement, c’est un aspect forcément ignoré de Marin Marais que l’on découvre, à la fois dans la continuité et la novation de son esthétique, là où la flûte amène sa suavité particulière à cette écriture tout en volutes qu’illustrait déjà son répertoire pour viole de gambe.
Toute l’aventure en quelque sorte de cet enregistrement inédit provient de l’acquisition par le flûtiste et collectionneur américain Michael Lynn lors d’une vente aux enchères en 2023, de deux manuscrits de pièces pour flûte en contenant plusieurs sérieusement attribuées à Marin Marais. On retrouve dans ce cas cette curiosité caractéristique de François Lazarevitch dès qu’il est question de flûte de près ou de loin, et qui l’a conduit ces dernières années dans de pareils itinéraires où l’attention aux trouvailles induit presque immédiatement la résolution d’enregistrer, de « créer », selon l’expression utilisée pour les concerts, et de livrer au cd, de ces « enregistrements en première mondiale » par lesquels se distinguent depuis quelques années les musiciens les plus curieux et les plus dynamiques en matière de recherche et d’investigations, du monde de la musique baroque. Et ici, le résultat est assez bouleversant en soi, que cette gloire de la viole de gambe de la cour de Louis XIV rendu célèbre auprès du grand public par le film d’Alain Corneau Tous les matins du monde tiré du chef-d’œuvre de Pascal Quignard, sur lequel se pose désormais le regard des amateurs et connaisseurs de l’évolution de la flûte dans le premier quart du XVIIIe siècle français. On doit par conséquent souligner à nouveau la portée musicologique au sens vrai du terme (en matière d’élargissement de la connaissance) du travail effectué par des musiciens comme François Lazarevitch : grâce à leur passion et à leur action, qui dans une certaine mesure continue le geste de la première génération des « baroqueux », nous sommes tous les bénéficiaires étonnés et privilégiés de nouvelles frontières de répertoires que nous croyions connaître, quand il sont encore digne de ce « territoire vierge de toute beauté », pour reprendre le titre de l’article du flûtiste dans le livret.
On est prévenu par l’élégance du la ritournelle irrésistible de la « Polonoise », transcription extraite du Livre 2 de pièces pour viole de Marin Marais par laquelle s’ouvre ce déferlement de beauté : le timbre velouté de la flûte mène l’écriture pour viole de gambe vers ce lieu des arabesques et des fluidités moirées propres à l’instrument, surtout quand il est servi avec une telle inspiration. La Suite en mi mineur, premier volet du recueil inédit, place le décor de ce cheminement tout en charme qu’on connaît dans les pièces pour viole, et tout se passe comme si le compositeur avait pensé avec son archet et écrit pour une flûte virtuose et enjôleuse, avec « ces phrases parfois longues et difficiles à mener d’un souffle, en particulier dans certaines sarabandes » comme l’écrit le flûtiste. La « Plainte » qui s’en suit ramène à la mélancolie méditative où on reconnaît l’inspiration de certaines pages connues pour viole (dont « La rêveuse » est sans doute la plus célèbre, et dot Lucile Boulanger, figure actuelle de la viole de gambe en France, nous donne un sommet d’émotion avec Les voix humaines). La Suite en sol majeur (avec sa si attachante « Muzette de Monsieur Marais »), est à l’avenant de ce jeu des courbes et des déliés où cette musique vous charme sans résistance possible. En écoutant d’ailleurs cet album comme tant d’autres de François Lazarevitch et des Musiciens de Saint-Julien, me revient souvent la même promesse de Saint-John Perse dans Amers : « Je vous ferai pleurer, c’est trop de grâce parmi nous. »
La Suite en do, pour la musette si chère au flûtiste, nous dépayse encore davantage, dans cette traversée organologique de la variété sonore de cette musique, encore illustrée brillamment par Éric Bellocq (« La Guitare »), en un dédale de sonorités qui est pur plaisir, je le redis. Parfois dans la dernière suite, en sol mineur, on croirait entendre Vivaldi, et en effet le style ici est suffisamment « italianisé » (comme le souligne Lazarevitch pour la Gigue) pour y déceler ce jeu des « goûts mêlés » dont Marais comme d’autres, se prévalaient dans une certaine ouverture stylistique. Venant clore un voyage d’étonnement et de découverte, de délice et de délectation, la Gigue enlevée donne surtout envie de recommencer le périple, de se remettre en route, à la rencontre de ce nouveau Marin Marais, avec François Lazarevitch comme guide – lui qui, ici comme ailleurs, nous fait le don rare de cet inestimable « luxe de l’inaccoutumé » qui est aussi la boussole d’une intelligence de la musique et de l’art.
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