Francesco Corti, des passerelles aux extrêmes
Par
W.F. BACH, C.P.E. BACH, G. BENDA, The Age of Extremes | Francesco Corti, Il Pomo d’Oro
Arcana, 2025

Même si j’ai déjà utilisé la citation pour titre de l’une de mes récentes recensions, en l’occurrence d’un concert de Martha Argerich, je reprendrai volontiers ici cette expression (titre de la biographie de Héraut de Séchelles par Jérôme Garcin), C’était tous les jours tempête, à la fois pour qualifier dans son ensemble le sacerdoce de musicien du plus fabuleux claveciniste de notre temps, Francesco Corti, et le motif même de son album sorti chez Arcana début 2025, The Age of Extremes.

Dans l’histoire du clavecin depuis le mouvement baroque, il y eut de ces instrumentistes charismatiques qui en leur temps contribuèrent à exalter le public pour le répertoire d’un instrument naguère accolé à une image figée avant d’avoir été revigoré par leur sacerdoce, et on pense spontanément à trois d’entre eux dans ce sillage, Scott Ross, Blandine Verlet et Skip Sempé. Par son activité soutenue aussi bien aux concerts qu’au disque, Francesco Corti occupe incontestablement cette place pour nos années actuelles, avec d’ailleurs le même effet d’engouement, voire de renouvellement du public attaché au clavecin mais pas seulement, à toute une lecture du répertoire baroque.
Il est par conséquent, sans l’ombre d’un doute, l’un des musiciens majeurs d’aujourd’hui, car en ce qui le concerne, on n’en est plus à quelques pépites discographiques éparses, mais à un parcours déjà considérable en soi, de ceux qu’on a appris à aimer dans l’idée directement issue des baroqueux, de ces musiciens à la fois éminents « techniciens » de leurs instruments mais aussi passeurs, transmetteurs au sens fort, découvreurs et allant toujours de l’avant en ce qui concerne une connaissance fine du répertoire baroque, de ses nuances, de ses soubassements et de ses recoins souvent insoupçonnés. Confirmation si besoin était, que c’est encore dans le champ du baroque qu’aujourd’hui apparaissent de ces profils exceptionnels de musiciens impliqués non seulement dans leur carrière d’instrumentiste proprement dite, mais aussi et résolument, dans cet esprit de découverte, d’une pratique qu’on pourrait dire presque « heuristique », car pas un enregistrement dans son cas ne résulte d’une volonté de mise en perspective « musicologique » (dans le sens large du terme auquel nous sommes attachés pour notre part) et non de cette logique marketing qui s’impose lorsque les interprètes s’en remettent aux visées des labels. Mise en perspective donc du rôle du clavecin pour l’écriture même de Haendel par exemple (album étourdissant de 2021), nouvelles explorations du répertoire de contre-ténor avec le sopraniste Bruno De Sa (Erato, 2022), traversées dans l’œuvre de Frescobaldi et mise en regard de compositeurs de son époque (Arcana, 2023), redéploiement des sonates pour clavier de Haydn (Evidence, 2017), sans oublier la participation à de nouvelles approches des concertos brandebourgeois de Bach (2018) ou de ses concertos pour clavier (2022), entre autres, dans une production déjà pléthorique… : on ne s’étonnera pas de cette diversité elle-même réjouissante, puisque dans chaque cas, on est confronté à des albums musicalement ciselés et offrant un regard nouveau sur les œuvres et leurs interactions. En 2023 puis en 2024, Lionel Esparza consacrait deux émissions sur France Musique à ce claveciniste et chef d’orchestre important, et qui est en train de marquer le paysage musical d’aujourd’hui, dans le baroque et au-delà.

« Relax » (France Musique, Lionel Esparza, 1er mai 2023 / 18 mars 2024)
PORTRAITS DE FRANCESCO CORTI
L’Empfindsamkeit comme foyer d’une révolution musicale
L’album de janvier 2025 célèbre l’époque passionnante entre toutes, de ce qu’on a longtemps considéré comme la « transition » entre le baroque et le classicisme. L’un de ces moments fascinants de l’histoire de la musique, où une esthétique, en train de céder le pas à une nouvelle, enfante un style ou plutôt une pluralité de styles tout à fait inattendue, qui rend d’ailleurs toute classification assez arbitraire. Du fait d’une diffusion particulière ces dernières années, des répertoires en particulier de C.P.E. Bach, Georg Benda et Jan Dismas Zelenka, on a appris à accueillir cette période avec l’ouverture nécessaire à cette pluralité et à ce foisonnement, en reconnaissant des traits esthétiques marquants, de la liberté rythmique et harmonique, à l’annonce étonnante dans l’expressivité et l’hypersensibilité, de ce « Sturm und Drang » qui marquera bien plus tard l’ère classique. Une sorte de libération s’opère à ce moment charnière de la musique germanique, au beau milieu du XVIIIe siècle, principalement autour des cours de Prusse (Berlin) et de Dresde (avec la rivalité de Zelenka et de Hasse), à l’instigation de compositeurs qui entendent en recherchant de nouvelles voies, se libérer de certaines normes de la grande ère baroque, sans réellement jeter les bases pour autant du style classique (ce tournant sera dévolu à Haydn). À maints égards et aussi étonnant que cela puisse paraître, ces compositeurs sont en avance y compris sur les règles classiques, et dans un certain sens, sont annonciateurs du romantisme – et si on a à leur endroit, adopté le regard d’une « transition » entre le baroque et le classique, cette taxinomie serait fautive et illégitime s’il s’agissait de les réduire seulement à une mutation d’une ère vers l’autre. J’insiste sur l’étonnement, car ces dernières années ont montré, à la faveur notamment des intégrales consacrées à C.P.E. Bach et aux multiples enregistrements des œuvres de Zelenka et de Benda entre autres, que toute cette production mise bout à bout, crée un effet de sidération quant à une nouveauté stylistique générale, considérable dans ses manifestations (qui n’a été à ce titre, et particulièrement à la faveur de nouvelles interprétations, saisi devant les novations de C.P.E. Bach ou Benda, par exemple ?). Cette génération éprise de nouveautés stylistiques, qui a exercé sur un temps très bref, a été regroupée par la musicologie allemande sous l’appellation générique d’« Empfindsamkeit », le terme insistant sur l’exacerbation de la sensibilité – mais étant selon moi assez réducteur, car cet aspect certes essentiel, ne doit pas faire perdre de vue la pluralité des compositeurs en question, ni la diversité des ressorts stylistiques (notamment en ce qui concerne le volet rythmique, qui témoigne surtout d’une éminente énergie – il faudrait alors prendre « sensibilité » également dans ce sens d’une certaine nervosité).

Et ce n’est pas ratifier une veine facile, que de qualifier toute cette génération et ce groupe de compositeurs, de « révolutionnaire », quand on pense qu’ils ont produit dans le même temps de l’achèvement de la grande ère du baroque contrapuntique de Bach le père, et des premières années du classicisme. Ci-contre, les quatre plus illustres représentants de l’Empfindsamkeit : de haut en bas et de gauche à droite, C.P.E. Bach, Georg Benda, W.F. Bach, Jan Dismas Zelenka.
Une nouvelle acception du XVIIIe siècle musical germanique apparaît dès lors dans cette diversité « révolutionnaire » pour une bonne part, contemporaine de deux époques qui quant à elles se succèdent en ces mêmes années. Et je ne résiste pas à ce propos, à citer le premier paragraphe du texte évidemment très aigüe de Francesco Corti lui-même pour le livret de cet enregistrement, et dans lequel on peut constater sa claire volonté de mettre en exergue cette nouveauté radicale si méconnue, dans un XVIIIe siècle que l’on pense avoir balisé ordinairement, entre baroque et classicisme – selon les classifications qui proviennent de la naissance même de la musicologie allemande et qui survivent tant aujourd’hui :
« Pour la critique musicale du dix-neuvième siècle et pour de nombreux musiciens d’aujourd’hui, l’arche créative du XVIIIe siècle repose sur deux grands piliers : le baroque tardif des grands « pères fondateurs » (Bach, Haendel, Vivaldi, Rameau, les compositeurs d’opéras italiens) et la Sainte Trinité du classicisme viennois (Haydn, Mozart, Beethoven). Tout ce qui n’entre pas dans l’une de ces deux solides catégories est en quelque sorte voué aux limbes. Une telle catégorisation ne prend pas en compte les compositeurs qui, pour un certain nombre de raisons, recouvrent différentes traditions : que faire de Pergolèse, Traetta, Boyce et Gluck ? Mais elle est particulièrement désavantageuse pour la génération d’artistes réunis sous la définition (moderne) de l’Empfindsamkeit, ou style « sentimental » qui, dans un laps de temps relativement court, a opéré une véritable révolution, rompant définitivement avec l’organisation formelle, rigide et universelle de l’ère baroque, et, à l’inverse, ouvrant la voie à la recherche de l’équilibre du classicisme. Les fruits de cette révolution nous surprennent aujourd’hui encore, et une grande partie de ce répertoire est toujours méconnue du grand public. »
En mettant en avant à son tour ce tournant, Francesco Corti a donc conscience de souligner une temporalité historique qui déjoue réellement cette dichotomie baroque / classicisme dans laquelle a été et est encore tenu le XVIIIe siècle musical. Il synthétise là, incontestablement, les apports de ces toutes dernières années, où on s’est penché çà et là, sur les apports et les spécificités si singulières de ces compositeurs, mouvement à l’aune duquel, il faut bien s’en apercevoir, les plus récents développements du mouvement baroque, a contribué à déjouer le manichéisme d’un regard souvent simpliste porté sur le XXVIIIe siècle allemand. Pour avoir été si longtemps négligé et relégué au second plan, cet « Empfindsamkeit » est, grâce à toute ce regain d’attention, remis au premier plan, celui d’un moment de grande liberté esthétique qui déjoue les manichéismes autant que les anachronismes, ce mouvement aux frontières tremblées plaçant tout un chacun dans l’espace singulier des anticipations. Et sur la question de l’expression débridée de la sensibilité qui annonce tant le romantisme lui-même, Francesco Corti précise : «Choisissant de se concentrer sur l’expression personnelle, l’instabilité émotionnelle est les rapides changements d’affect, la génération de l’Empfindsamkeit conteste, dans une certaine mesure, la forme en tant qu’objet de recherche esthétique, mais continue d’en explorer les limites. Les principes d’ordre et d’équilibre passent ainsi au second plan, tout comme les galanteries si chère à la bonne société du Baroque tardif européen. Une nouvelle priorité artistique est donnée à l’expression de sentiments plus personnels et à l’oscillation continue entre des états d’âme contrastés. Les formes deviennent imprévisibles et les changements d’humeur soudains, dans une alternance de passages frénétiques et de moments profondément lyriques. L’aspect raffiné de la conversation galante est ainsi perturbé par l’expression libre et personnelle de l’artiste, élément devenu indispensable à la production artistique. »
Quand on s’échinait à rechercher justement dans le Sturm une Drang, l’entrée inédite du moi personnel (voir certains quatuors et certaines symphonies de Mozart, certaines sonates, certaines symphonies et certains quatuors de Haydn) dans l’esthétique musicale, nul doute que la remise en perspective opérée aujourd’hui dans l’esprit de ce mouvement, change la focale. Car c’est bien dans ces années du milieu du siècle et dans les productions postérieures de ces compositeurs que se joue cette entrée du moi subjectivé dans le champ esthétique, de ces « oscillations » d’états d’âme vers lequel le classicisme tendra en tremblant sur ses assises, en rompant avec le style galant et en ouvrant la voie au romantisme. Francesco Corti rappelle également que cette insistance sur l’expressivité personnelle se retrouve jusque dans certains développements des traités d’instrumentation et de composition de C.P.E Bach et W.F. Bach. En somme, tout ce qui sera répété dans le sillage du Sturm und Drang, se joue déjà chez ces compositeurs de l’anticipation, et c’est dire l’importance que revêt la confrontation à leur répertoire.
Les fruits immortels des extrêmes
En considération de toute cette remise à l’honneur qui est aussi une remise en perspective des apports si nombreux de ce courant, il devient presque naturel et logique de ne plus tant considérer en lui les passerelles entre le baroque tardif et le premier classicisme, que la mise en tension des « extrêmes » de cette esthétique de l’exacerbation de l’expressivité. Une façon en somme de reconnaître à ce courant sa singularité propre, en dehors même des passerelles entre deux époques. C’est la leçon qu’on apprend à apprécier en toute restitution d’aujourd’hui, à la hauteur de ces compositeurs – à tel point qu’il me semble que l’expression « The Age of Extremes » choisie par Francesco Corti pour son album, est certainement la meilleure façon d’aborder ce courant et chacun de ses représentants.
En dépit même de leurs singularités, les parentés stylistiques entre ces compositeurs sont parfois étonnantes, et je pense par exemple aux traits d’une rythmique de la scansion omniprésente dans l’énonciation mélodique, tel que cela apparaît d’emblée dès l’amorce du Concerto pour clavecin en fa mineur de Benda, avec l’écriture de C.P.E. Bach – ce qui s’explique sans aucun doute par l’admiration prononcée de Benda pour le deuxième fils Bach. L’Allegro di molto final, au rythme endiablé, est tout aussi évocateur de CPE, et on peut voir dans l’approche actuelle, « détachée » et dynamique de ces partitions, une parenté interprétative avec certaines approches de Vivaldi, au point qu’on peut aussi y percevoir l’émergence d’une généalogie de fond.
On ne s’étonnera pas de trouver dans les variations sur Les Folies d’Espagne, exercice si traditionnel depuis le XVIIe siècle, le terrain d’une nouvelle exacerbation expressive de la part de C.P.E. Bach, rendue avec tant de virtuosité au clavecin par Francesco Corti. Par la suite, la Sinfonia en ré mineur Fk 65 de W.F. Bach, même vouée comme le rappelle Peter Wollny à un contexte religieux (musique de transition pendant l’office, à la Horkirche de Dresde), présente une spécificité qui ne saurait selon moi être réduite à cet usage. Car ici, une certaine intranquillité de l’écriture fuguée doit être notée, qui est davantage qu’une musique de circonstance. Une dynamique, une énergie indomptable où le contrepoint n’est plus un carcan, tant d’aspects qui se retrouvent à souhait dans le Concerto pour clavecin en ré majeur Fk 41, qui file l’héritage du père vers une esthétique personnelle, qui opte pour le chant et ses arabesques. On est déjà loin du père en revanche dans cet Andante de la Sonatine en do majeur de Carl Philipp Emanuel donnée par la suite, et qui plonge dans la cantilène méditative d’une mélancolie avouée.
Revenant à Benda, le cd se clôture avec son Concerto pour clavecin en si mineur, où on retrouve intacte cette magnifique science si théâtrale d’une rhétorique où l’ornementation semble s’allier sans encombre à un discours mélodique d’une considérable fluidité, pour ne pas dire d’une désarmante transparence. C’est cette musique en avance sur son temps, pionnière entre toutes et devancière dans son impact, que portent aujourd’hui avec tant de talent et d’énergie les musiciens rassemblés autour du claveciniste italien. En cela, Il Pomo d’Oro mené par Francesco Corti dirigeant depuis son clavecin, sait livrer la quintessence de l’élan – celui de compositeurs qui ont su imprimer leur marque si riche, si novatrice et si originale, à une époque de profondes mutations esthétiques où rien n’était écrit à l’avance, et où tout demeurait à faire.
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