Johannes Brahms

Brahms par Eugen Jochum : la rigueur et le jaillissement

Il est de ces enregistrements dont on oublie très vite qu’ils sont en mono (donc vieux enregistrements, pour sûr), tels que l’intégrale des symphonies de Brahms enregistrée par Eugen Jochum avec le Philharmonique de Berlin, l’orchestre de la radio bavaroise et l’orchestre de Hambourg (ici, intégrale doublée de la première des deux intégrales mythiques des symphonies de Beethoven par Jochum et Berlin, dans l’excellente collection de rééditions des « Milestones of a legend », sans livret néanmoins). Ici, Eugen Jochum est en quelque sorte le père de la version énergique et expressive de Brahms par Karajan, et l’autre grande référence brahmsienne de cette époque (années 50/60) avec Otto Klemperer à la tête du Philharmonia. L’intégrale sur YouTube, avec le Philharmonique de Berlin (enregistrements des années 50) : 

Sautez vers la Troisième, vous comprendrez alors la comparaison que j’établis avec Karajan : le pont y est encore plus manifeste, avec une similarité de tempo dynamique et là encore destiné à souligner l’énergie de cette écriture habitée par ses propres tensions et par la volonté de lutter contre ses tensions. Et point commun avec Klemperer : l’éminente précision du phrasé et du traitement de l’orchestration, alliance entre la masse et la singularité instrumentale. Et toujours, suprême rigueur de la battue. Ces chefs (Klemperer, Jochum, Karajan) étaient des sportifs de l’orchestre (comme Furtwängler) et c’est sans doute ce qui fonde leur impressionnant savoir-faire, donnant l’impression quand ils dirigent qu’ils sont à la tête d’un bolide dont ils connaissent les moindres rouages, et c’est pourquoi ils se permettent de le conduire sur les chapeaux de roue. L’esprit même de la symphonie romantique requiert cette capacité de débauche d’énergie alliée à une maîtrise consommée et à une rigueur exemplaire, et sur ce point ces trois chefs tiennent là leurs dénominateurs communs. Cette Troisième Symphonie est acérée comme jamais (chez le grand Bernstein elle est sirupeuse, sauf dans son célèbre scherzo où il excelle mais derrière les tensions vives de Karajan). L’esprit de tension est ici non pas dans l’expression, mais dans le son lui-même : il s’agit d’une tension organique inhérente à la masse orchestrale qui se produit comme les vagues de l’océan. Sans cela, l’andante de la Troisième peut devenir bien morne, or écoutez-le ici, il n’est que reliefs, courbes et droites. Jochum sculpte le son, comme il le fait dans Beethoven et Brahms. Le scherzo, justement, est poignant comme jamais mais par cela-même qui se nome maîtrise des tensions, et non pas jeu de théâtre. Jochum ressemble tant ici encore à Karajan, quand ils réussissent tous les deux en ce haut lieu de l’expressivité brahmsienne, à jouer des étirements et des retenues sonores dans une savante économie des moyens déployés. Le pôle de ces tensions chez Brahms (« frei aber fröh ») reçoit ici une perfection absolue : la distribution des rôles entre les vents et les cordes, comme chez le maître Beethoven, suffit à ces tensions constitutives. Au gré des réexpositions du thème principal du scherzo, le drame se déploie, mais dans le son, sans autre insertion : tout vient de l’intérieur de la musique. Alors quand intervient l’allegro final, on ne sera pas surpris de la poursuite logique de l’énergie initiale, dans cette musique qui « avance » comme celle de Beethoven, dans son mouvement propre et implacable. Et ça, Jochum vous le fera sentir, comme Klemperer et surtout Karajan. Ce qui le lie aux deux autres, c’est encore le sens inné de l’architecture de ces grandes œuvres. Et c’est certainement pourquoi il est important d’écouter Beethoven et Brahms par ces chefs : c’est la cohérence même de ces grandes symphonies qui apparaît d’un bout à l’autre des interprétations. Ce finale de la Troisième est agité, eh bien on n’évitera pas l’agitation les sursauts, les soubresauts, la poussée en avant haletante où Brahms sculpte le rythme comme une matière meuble se cristallisant sous nos yeux, avant l’évanescente conclusion de cette symphonie.

La Quatrième est au rendez-vous de cette excellence des étirements, elle qui s’ouvre sur ces intervalles océaniques à souhait, unités progressivement déployées puis redéployées avec génie. La musique induit sa respiration, et là encore Jochum parvient à donner toute sa puissance à cette merveille. Ici, Eugen Jochum à la tête du Philharmonique parvient incontestablement à rejoindre l’autre interprétation mythique de la Quatrième, celle de Carlos Kleiber à la tête du Philharmonique de Vienne. L’éminent lyrisme de Kleiber rejoint mystérieusement ce à quoi parvient ici Jochum par la puissance et la rigueur. C’est ainsi qu’il faut écouter Brahms : dans le relief et la projection. Eugen Jochum est un champion des accents et des sections limpides de l’orchestre. La Quatrième est sans aucun doute la symphonie la plus concentrée et celle où l’intensité tragique atteint son sommet. Elle est aussi réputée pour être la symphonie dont l’écriture est la plus subtile et la plus accomplie. La fin de l’allegro initial vous plongera en tout cas dans le flot de l’énergie brahmsienne, irrésistible par la magie de Jochum. L’andante, tout en retenue, vous l’entendrez come tout le reste, dans la clarté, le son ciselé, chaque note détachée (différence avec Karajan, chercheur du legato surtout dans ses dernières années) comme un diamant, pierre d’un édifice où l’on pénètre progressivement, un paysage qui se découvre graduellement. Le caractère enjoué et légèrement hystérique de l’allegro qui suit (Mahler n’est pas loin, dans cette sorte de fête forcée et menacée) est ici exprimé comme il le faut par Jochum, c’est-à-dire à l’abri de toute légèreté niaise : on est ici dans une dialectique des formes qui constitue organiquement cette Quatrième. Car ce qui succède est sans doute l’accomplissement tragique le plus impressionnant de l’art symphonique de Brahms. On retrouvera ici le modèle expressif suivi plus tard par Karajan. Jochum fait ressortir une construction architecturale qui relève du combat beethovenien, dans sa progression et son développement sans cesse menacé, mais qui avance dans l’inconnu par une force organique irréductible. Les sursauts ne manqueront pas, mais ici encore ils proviennent de l’intérieur, et pas d’une intention plaquée sur la musique. Eugen Jochum dans ce mouvement final de la Quatrième, réussit comme à son habitude, à vous faire pénétrer l’écriture musicale de Brahms, pour ne pas surjouer la musique romantique en dehors de sa propre logique. C’est ainsi que savent également procéder les bons interprètes du baroque, et de Bach en particulier. Ce final de la Quatrième est dialectique et résolution de conflits. On est effectivement dans le mouvement le plus « beethovenien » de Brahms, et pourtant éminemment chez Brahms. Et Jochum est son messager.

Brahms par Bruno Walter : la base et le sommet

Ceux qui ne connaissent pas l’œuvre discographique de Bruno Walter craignent, comme pour tout ce qui est des grands chefs qui ont vu les premiers temps du microsillon, d’avoir affaire uniquement à des enregistrements anciens, à l’écoute difficile justement du fait de cette ancienneté, et de l’ère mono. Je dois avouer avoir moi-même quelques difficultés avec la plupart des enregistrements de Furtwängler pour cette raison même (même si je me ferai fusiller par les connaisseurs, mais on ne se refait pas – et puis j’ai bien dit la plupart, pas la totalité). Pourtant, par leur longévité même, certains de ces chefs, qui ont fait les beaux temps du microsillon en mono, ont pu aussi participer et ô combien aux premiers temps flamboyants de la stéréo. Et Bruno Walter est de ceux-là, surtout à partir de sa période américaine dans les années cinquante, essentiellement avec le Columbia Symphony Orchestra. Un somptueux legs, de la part de celui qui collabora avec Gustav Mahler (il est né en 1876, l’année même où Brahms achève sa Première symphonie).

Remasterisés par Sony Classical, les enregistrements stéréo des Symphonies de Brahms à la tête du Columbia bénéficient dès l’origine, de ce qui se fait de mieux en matière de prise de son de la part des studios américains (tout comme Toscanini lui-même en bénéficiera avec l’orchestre de la NBC). Ils datent essentiellement de 1960. Je les considère en effet comme la base et le sommet de tout ce qui s’est fait de mieux en termes d’interprétation de l’œuvre orchestrale de Brahms, étant donné que c’est finalement Bruno Walter qui va fixer à ce moment-là non pas la norme, mais en tout cas une certaine esthétique dont les générations suivantes, celles des Karajan, Bernstein, Giulini puis Abbado (et on peut penser aujourd’hui d’un Simon Rattle dont j’aurai l’occasion de reparler) s’inspireront directement. Cette fameuse « ampleur » sonore est déjà là, rehaussée par une rigueur métronomique qui est la marque du chef allemand, comme celle de ses illustres collègues Otto Klemperer et Eugen Jochum.

L’attention à l’énonciation brahmsienne est désormais fixée dans le marbre par ce premier esthète du beau son, mais dont la marque propre demeure l’extrême netteté des articulations. Sans aucune sécheresse néanmoins, même si quand on s’est habitué à Karajan ou Giulini, cette netteté peut surprendre çà et là (une ampleur nette et sans rondeur), notamment dans une Première qui évite de prendre la pose, pour détacher les articulations avec une vigueur considérable. La force de l’orchestre de Bruno Walter est entièrement là, comme ses Symphonies de Beethoven l’illustreront aussi (parmi les meilleures et les plus marquantes intégrales, incontestablement) et bien sûr ses Symphonies de Mahler, qui n’ont pas de prix (aussi parce qu’elle proviennent d’une fréquentation personnelle du compositeur et d’un intense travail mené à ses côtés).

Aussi, est-il possible (j’y encourage) de se livrer sans peine à une écoute de ces versions, comme en effet étant l’origine des meilleures versions ultérieures : on peut aisément concevoir là où Karajan mettra plus de liant sonore, là où Giulini concentrera ici et dilatera là, etc. Bruno Walter est en grande partie la Bible des chefs modernes, bien plus que Toscanini il faut le reconnaître. Il partage ce magistère avec l’héritage de Wilhelm Furtwängler. Dans un certain sens, on pourrait se dire en écoutant ces versions majeures des Symphonies de Brahms, que Walter en a livré le « canevas » et l’esthétique générale. Côté tempo, il est toujours dans le juste, et rappelle en cela les choix de Karajan. Ne pas s’attendre ici à une lenteur inutile : la musique se suffit à elle-même et il n’est pas besoin d’être inutilement surlignée. Ce resserrement, et on pourra le dire, cette sorte d’économie de moyens mise au service d’un accès direct à l’essentiel (c’est également son esthétique dans Beethoven) prépare les lectures les plus spiritualistes, car à vrai dire cette musique dépouillée de toute emphase, instaure une verticalité qui, dans l’esprit même de Brahms, envisage l’ici dans l’écho d’une élévation – d’où la tension caractéristique et si souvent bouleversante de son écriture. La Quatrième symphonie par Bruno Walter, c’est ainsi la force d’un Brahms de l’essentiel, de la substantifique moelle et où se manifeste la même rigueur d’une battue impeccable. Les meilleurs s’en souviendront plus tard, en faisant écho chacun à leurs manières, à cette essence et à ce dépouillement d’un art des ombres et de la lumière, qui sait les gouffres et qui les étreint.

C’est pourquoi même habitué à des angles plus arrondis, l’auditeur se laissera prendre à cette rigueur et à cette netteté qui sont les premiers paliers de la projection sonore. La Troisième symphonie gagne à ce jeu l’expression de certaines inquiétudes existentielles, qui sinon peuvent bien être dissoutes dans le somptueux et l’onctueux, en tout cas dans un premier temps – à en croire certains sectateurs de Karajan, qui ne l’écoutent pas avec une attention suffisante. En tout état de cause, ici, la clarté est paradoxalement le vecteur des ombres présentes dans la partition, ce volontarisme particulier de la réponse qui fut celle du Brahms de la maturité à la « Sonate F-A-E » naguère co-composée dans sa jeunesse avec Robert Schumann et l’un de ses élèves, à destination de Joseph Joachim (« Frei aber einsam », « Libre mais solitaire »). Désormais, sa devise serait bien « Frei aber froh » (« Libre mais heureux »), d’où la section fa-la-fa (F-A-F en solfège allemand) de l’introduction de l’Allegro initial. Le 3e mvt. lui-même, à la cantilène si célèbre, tient sous la baguette de Bruno Walter un tour moins serein, plus tendu et plus amer, peut-être même plus grinçant (selon une autre lecture rythmique de l’air principal). Et cela devient l’hymne d’une âme intranquille.

Du reste, avec le Philharmonic de New York, les angles étaient encore plus acérés et les tempi résolument enlevés, en 1953 (à gauche) ; et dans la Première, toujours avec le New York Philharmonic, en 1951, la démonstration que l’ampleur sonore est l’antonyme de la complaisance (à droite)

Bruno Walter fut ce chef guidé par une lecture « culturellement » éclairée des partitions, à même d’en tirer la substance spirituelle qu’elles contiennent en leur sein (et cette substance est bien là avec Brahms). L’humaniste, celui qui refusa l’ère des fascismes européens et qui, même issu de ce Welt von Gestern qui devait glacer d’amertume et de fatalité Stephan Zweig, devait être l’un des plus brillants représentants de la culture du vieux continent aux États-Unis pendant et après la guerre. Quand on a incarné à soi seul la musique occidentale sur le sol américain avec Toscanini, et comme une résistance spirituelle de la civilisation en des temps bouleversés, porter la quintessence de Brahms, c’était aussi porter avec Beethoven, Schubert, Mozart… la quintessence de l’esprit.

Brahms par Karajan : l’énergie et l’espace

Herbert von Karajan a gravé dans sa carrière trois intégrales de légende des Symphonies de Brahms, des enregistrements sertis dans la grâce d’une puissance sonore peu commune. Si certaines des qualités si brillamment illustrées par Carlo Maria Giulini dans ses intégrales des symphonies de Brahms le rapprochent souvent des versions de Karajan, il faut reconnaître que ce qui différencie radicalement les deux chefs repose surtout sur le choix des tempi – et la comparaison ne peut s’effectuer qu’au détriment de Giulini. Car il est en effet une limite où le choix du tempo touche à la fidélité aux indications laissées par le compositeur lui-même, et pour s’en être affranchi dans certains cas, Giulini a laissé à raison le souvenir d’un chef qui souvent prenait des libertés plus que discutables en la matière, en faveur de tempi lents voire très lents.

Un réel problème pour Brahms, où le souffle est inséparable de l’impulsion – ce qui ne retire rien à la grandeur des versions de Giulini, je m’empresse de le dire. Je l’ai dit, six chefs me paraissent avoir côtoyé les cimes dans les symphonies de Brahms, j’en répète la liste imparable selon moi : Bruno Walter, Otto Klemperer, Leonard Bernstein, Claudio Abbado, Carlo Maria Giulini et… Herbert von Karajan. Et étant donné que toute intention d’intégrale manifeste des réussites plus ou moins inégales, si je devais choisir entre ces six-là, celui d’entre eux qui, dans une intégrale, a su tenir toutes les promesses des qualités les plus enviables, je retiendrais sans hésiter Karajan.

Je précise : dans sa deuxième intégrale, celle qu’il a enregistrée en 1977-1978 avec le Philharmonique de Berlin. Les deux autres également enregistrées avec le Philharmonique de Berlin (1964 et 1988) ne sauraient pourtant être considérées en retrait de celle-ci. La première intégrale, dont les choix interprétatifs sont proche de la version de 1978, bénéficie d’une prise de son parfois plus « sèche » qu’en 1978, haute époque de la DG et de ses chefs-d’œuvre stéréo. La troisième intégrale, gravée quelques mois avant la mort de Karajan, est parfois considérée à tort comme plus grandiloquente, pour ma part je n’y vois pas d’ajout notable par rapport à la merveille d’équilibre de 1978.

L’osmose du chef autrichien avec « son » orchestre de Berlin dont il avait été nommé chef à vie en 1955 est, en ces années soixante-dix, porteuse de réalisations assez inouïes, restées sans équivalent dans l’histoire discographique, pour ce qui est de la continuité et de l’unité d’enregistrements tous superlatifs. C’est de cette époque stéréophonique que naît la réputation et à vrai dire la confusion entretenue autour d’un Karajan qui aurait été unilatéralement obsédé par la beauté sonore. Réputation fondée en effet selon moi sur une confusion, car s’il est vrai que la recherche de profondeur et d’ampleur sonores menée par le chef est tout à fait décelable dans les enregistrements de cette époque et tous ceux qui suivent, je ne vois pas où ni comment on pourrait légitimement voir là un critère qui aurait été mis au-dessus des autres, et notamment au détriment des articulations. Archi-faux. On se rend compte fort heureusement maintenant, que cette réputation reposait surtout sur un préjugé, et sur l’ampleur d’une sorte d’« anti-karajanisme » latent ou virulent que certains se sont complu à diffuser dès lors. C’était se focaliser sur l’accessoire, sans être attentif à la minutie bien réelle du travail des masses orchestrales qui caractérisera toujours Karajan. Découper le son par sections instrumentales pour mieux appréhender la masse de l’orchestre comme un tout dynamique mais jamais indistinct : voici, pour essayer de le dire de manière synthétique, ce qui fonde la profonde empreinte de Karajan sur le direction au XXe siècle. Et en ces années, ses intégrales de Beethoven et de Brahms sont là pour le démontrer. Il faut savoir y être attentif sur le strict plan musical, en faisant fi des polémiques qui dès cette période n’ont cessé de faire rage autour de la figure controversée de Karajan – et celle d’être le chef d’orchestre « jet-set » ne fut pas des moindres, sans oublier bien sûr les raccourcis diffusés autour de son adhésion au parti nazi durant la guerre, pour des motivations carriéristes. On est revenu je crois de ces antiennes, surtout depuis que les meilleures biographies ont su mettre en perspective le parcours d’un artiste pour qui la musique était une religion, sans rien au-dessus (absolument rien), tout comme d’ailleurs son rival de toujours Wilhelm Furtwängler, qui nourrissait à son endroit une détestation chronique et ne parlait de lui que par le sobriquet de « Herr K ». Si le personnage savait être cassant, si certainement le modèle du chef omnipotent et omniscient qu’il a incarné ne pourrait plus être supporté aujourd’hui (lui dont un battement de paupière était instantanément compris par les musiciens du Philarmonique de Berlin), demeure un legs immense, que ces enregistrements Brahms représentent au plus haut niveau d’accomplissement.

Le sommet de la symphonie brahmsienne, la Quatrième en mi mineur op. 98, celle par laquelle se clôt en 1885 le grand cycle symphonique commencé en 1876, connaît ici son écrin d’énergie et de pulsation rythmique. On comprend, en écoutant ça, que cette musique ne peut uniquement s’envisager par sa grandeur, mais que tout non « nerf » fait appel à des qualités d’énergie dans la battue, que Karajan incarnait physiquement aussi, lui qui mit son dos en marmelade à force de tension, celle qu’on retrouve fidèlement dans les captations elles aussi légendaires d’UNITEL pour la ZDF dans les années 1973-1974 (captations dont Karajan contrôlait le moindre plan comme on le sait). Ici, la Quatrième, sa puissance d’ordonnancement, sa force énonciatrice, son bouillonnement même, rival des vagues de l’océan qu’il s’agit de savoir affronter par gros temps. Personne je crois, ne peut passer à côté de la substance de ce qui demeure le chef-d’œuvre symphonique de Brahms, quand il est servi avec une telle élévation et une telle force :

Dès la Première symphonie en ut mineur op. 68, cette force expressive semble désigner quelque chose, une esthétique, qui est au cœur de cette musique. Et si on a dit l’héritage beethovénien (inhibant au début, puis libérateur) de Brahms symphoniste, il faut savoir déceler ce qui, dans cette Première symphonie de 1876, l’un des tributs les plus marquants à Beethoven justement, dans cette imprégnation de l’écriture par un élément qui, en musique, apparaît avec lui avant d’être repris par les plus grands. Cet élément, que Karajan parvient à souligner à merveille par l’ampleur de sa battue pourtant toujours très rigoureuse, cet élément que Beethoven avait gravé dans l’art symphonique dans sa Septième, cet élément qui libère en nous l’endorphine d’une certaine euphorie physique (avant que de passer par l’esprit), c’est la sensation de l’espace. Quelque chose a été déposé dans cette écriture, qui toujours cherche à excéder le cadre de la mesure musicale, et fraie dans des chemins jusqu’alors inédits, une démesure proprement « spatiale » de la musique. Sans doute y a-t-il là cette marque d’un romantisme très particulier : un romantisme qui refuse que les règles soient bouleversées (ce qui fait de Brahms le plus « classique » des Romantiques), mais qui dans les règles elles-mêmes, parvient à instiller ce que la tradition n’avait pas encore parcouru – pas encore, jusqu’à Beethoven, s’entend. On a ainsi tant glosé sur la pulsation effectivement « cardiaque » du rythme impulsé par les timbales dans cette introduction marquante du premier mouvement, qu’on en a peut-être oublié l’essentiel, qui est l’alliance, pour filer la métaphore, entre ce battement cardiaque et le flux sanguin, incarné quant à lui par le tutti des cordes : une intériorisation émotionnelle du flux du monde, en somme tout Brahms. ce Romantique qui se voulait classique a peut-être incarné là la puissance de l’une des postulations essentielles du romantisme : le monde est en moi – mais le moi n’est pas le monde, au contraire de ses contemporains. Le monde bat dans notre poitrine, et l’art restitue ce battement lui-même. Et pour Brahms en 1976, l’élan et le flux du monde, c’est aussi celui de l’idylle à jamais platonique avec Clara Schumann, après le chagrin de l’internement puis la mort de Schumann. C’est tout cela, ce flux de la vie elle-même, son effroi et sa grandeur, que Karajan projette avec son orchestre, en 1973 :

Parvenir à tirer tout cela d’un orchestre peut causer chez le spectateur lambda une illusion. Car à défaut d’être soi-même musicien, et d’avoir fait de l’orchestre en particulier, on ne se représente pas en général ce qu’un tel résultat implique comme labeur. Il existe bien des captations de séances de répétition menées par Karajan, mais une d’entre elles (qui n’existe pas en intégralité sur Internet) illustre ce niveau d’exigence à peine imaginable dont il faisait preuve avec les orchestres qu’il dirigeait : en 1987, il avait été filmé lors du Festival de Salzbourg, en train de littéralement épuiser les cordes lors d’une répétition de l’Ouverture de « Tannhäuser » de Wagner, en recherchant coûte que coûte l’intensité de trémolos fortissimo. Le chef (déjà diminué à l’époque) est conscient de la tension musculaire que cela implique dans un orchestre au moment d’une intensité sonore à son maximum, sur plusieurs dizaines de mesures ; et pourtant, même face au Philharmonique de Vienne, l’exigence est intacte, de la part d’un chef vieillissant et malade, une exigence totale, qui ne se satisfait en aucun cas de l’à-peu-près. Sans doute a-t-on aussi cassé le moule de ce profil de musicien aujourd’hui. Dans l’extrait qui suit de ce documentaire dont est issue cette séquence, c’est avec les vents qu’il commence sa quête du timbre juste :

Il faut conserver à l’esprit cet aspect d’un travail acharné, mené en amont avec les musiciens de l’orchestre, quand on est charmé par une extrême beauté qui semble aller de soi, cette beauté par exemple du célèbre 3e mvt. Poco allegretto de la Troisième Symphonie en fa majeur op. 90 (avant d’apprécier l’œuvre dans son intégralité, Karajan à la tête du Philharmonique de Berlin, en 1977, et le lyrisme spécifique de cette Troisième symphonie, incontestablement la plus sensuelle des quatre) :

Repoussant les limites de la douleur physique causée par de multiples opérations à la moelle épinière, usé par les antalgiques et bravant l’interdiction de ses médecins, Karajan continua de diriger durant les quatre dernières années de sa vie, ce qui n’arrangea pas son état de santé. En 1985, avant qu’une rampe ne soit installé à son usage sur la scène de la Philharmonie de Berlin pour soutenir son dos (puisqu’il refusa toujours de diriger assis), Karajan dirigeait l’Ouverture tragique op. 81 de Brahms, contemporaine de sa Troisième symphonie, et où encore la sensation toute beethovénienne d’un espace sonore qui s’élargit à mesure de l’avancée de l’œuvre :

En 1988, suivant en cela le souhait qu’il avait exprimé dans les toutes dernières années de sa vie, Karajan enregistra donc une troisième intégrale pour Deutsche Grammophon, selon les dernières avancées technologiques de restitution sonore, lui qui se montra si enthousiaste dans la transition vers le numérique. Il voulait graver cette fois-ci les versions définitives qu’il lèguerait ainsi à la postérité. Mais il faut croire qu’après avoir tant marqué la discographie, le chef avait déjà laissé derrière lui un héritage artistique incomparable.

Tenant des formes classiques en un temps où il défendait la « musique pure » contre la musique à programme et le wagnérisme triomphant, Brahms symphoniste a pu représenter aux yeux de certains de ses contemporains un courant traditionnaliste, tout en repoussant les limites de l’expression musicale. Il a légué à ce titre quatre chefs-d’œuvre symphoniques empreints d’un équilibre rare, qui méritaient un engagement complet et une abnégation dont seuls quelques-uns ont su témoigner. Avec Walter, Klemperer, Bernstein, Giulini, Abbado, Herbert von Karajan fut sans doute l’un des plus purs représentants de cette lignée de chefs « brahmsiens » ayant su se hisser à un très haut niveau où l’amplitude sonore rejoint la puissance et la clarté de l’énonciation. Avec eux, grâce à eux, nous pouvons à notre tour nous hisser vers un univers musical de beauté accomplie qui est là, invulnérable par leurs enregistrements.

Les Symphonies de Brahms par Giulini : le souffle et la grandeur

De tous les grands chefs qui ont su livrer des versions décisives des Symphonies de Brahms, et surtout de ceux qui en ont laissé des intégrales marquantes, six d’entre eux me paraissent avoir laissé vraiment des enregistrements superlatifs auxquels on revient sans cesse parce que sans doute la sève même de l’orchestre brahmsien y est : Bruno Walter, Otto Klemperer, Herbert von Karajan, Leonard Bernstein, Claudio Abbado et… Carlo Maria Giulini. Il vaut encore la peine d’y revenir, histoire d’insister encore sur la spécificité des interprétations gravées à plusieurs reprises par le grand chef italien. Les versions des Symphonies de Brahms par Giulini m’ont toujours paru proches de celles de Karajan, par la profondeur sonore qui s’en dégage et dans laquelle les deux chefs excellaient. Giulini semble aller rechercher dans les tréfonds des instruments et des sections qu’ils forment au sein de l’orchestre, une sorte de d’ampleur qui caractérise sa direction et ce qu’il exigeait des orchestres avec lesquels il a travaillé. Qui a écouté ne serait-ce qu’une fois la Première symphonie de Brahms par Giulini (surtout dans la version de 1982 à la tête du Philharmonique de Los Angeles, où les accentuations, la nervosité, sont peut-être à leur acmé), celui-là donc, comprend cela instantanément.

De toutes les versions qu’il livrées de ce cycle symphonique (London Symphony Orchestra en 1960, Los Angeles Philharmonic Orchestra en 1982, Wiener Philharmoniker en 1992), je ne saurais vraiment élire une seule au-dessus de l’autre, car j’y retrouve dans chaque cas la même intensité, la même somptuosité sonore qui sont les qualités requises selon moi pour être à la hauteur de ce massif symphonique. Ces qualités sont simplement distribuées différemment dans chaque période du chef (Londres, États-Unis avec Los Angeles et Chicago, Vienne). Les Symphonies N° 1 et 2 sont enregistrées avec le Los Angeles Philharmonic au début des années quatre-vingt (la Quatrième sera gravée avec l’orchestre de Chicago), avec un sens particulier pour la version Los Angeles Philharmonic, d’une sorte de sculpture sonore qui était déjà présente avec le London Symphony Orchestra, où prédomine la tension, qui sera toujours rehaussée par la suite d’une touche spirituelle qui donnera à Giulini sa spécificité : dire une intériorité et une profondeur marquées, par des moyens extérieurs d’intensité sonore. La signature Giulini. Celle qu’il mettra également au service de « Requiem allemand » de Brahms en 1988, toujours pour DG.

L’ultime intégrale des Symphonies de Brahms enregistrée par Giulini avec le Philharmonique de Vienne bénéficie de la rondeur particulière et proverbiale des cordes de la phalange viennoise (sans compter une prise de son exceptionnelle), avec qui l’alliage (au sens de l’alliance de métaux précieux) avec l’inspiration du chef italien fait des merveilles. Certains tempi sont étirés comme c’est souvent le cas avec Giulini dans sa dernière manière, mais c’est toujours au service de cette musique. Je dois néanmoins être honnête sur ce point, au-delà même de mon admiration : dans certains cas, cet allongement du tempo est vraiment gênant, et je citerai en exemple le finale de la Quatrième, bien trop lent quoique majestueux, car il y manque assurément le côté « energico e passionato » voulu par Brahms ; cela peut gêner et cela me gêne, je le reconnais. Mais la lecture de Giulini, en dépit de ces choix de tempi, demeure valable bien entendu. Je dis ici un enthousiasme pour Giulini, mais au moment d’émettre cette réserve-là, je dois faire un autre aveu : parmi ces six chefs que j’ai cités au tout début de ce billet, Karajan me semble être celui qui a livré, avec sa deuxième intégrale Brahms de 1978, l’enregistrement le plus puissant et le plus équilibré, celui qu’on ne peut jamais prendre en défaut de quoi que ce soit, à mes yeux. Voilà, c’est dit : dans Brahms, s’il fallait une seule référence à mes yeux, ce serait bien Karajan. Pour en revenir aux qualités de Giulini, je dirais aussi que ce chef (et en cela, je retrouve encore un point commun avec Karajan) avait le secret pour maintenir intacte cette tension sonore extrême qui caractérise l’expression symphonique de Brahms, notamment dans les Première et Quatrième symphonies. Cette dernière, en mi mineur op. 98, dans laquelle une sorte d’ovni existe dans la discographie : la version inouïe, absolument inouïe laissée par Carlos Kleiber avec le Philharmonique de Vienne en 1981 (à gauche) ; et à la tête de l’orchestre de Munich en 1996 (à droite) :

La Troisième par Karajan demeure selon moi un Everest, une version qui se différencie de toutes les autres, selon les mêmes qualités d’ampleur et de profondeur sonores observables chez Giulini, mais qui auraient été comme magnifiées par les spécificités du Philharmonique de Berlin, en 1973, au moment où Karajan est à l’apogée de la projection sonore qu’il réussit à imprimer à l’orchestre :

Ces symphonies sont inséparables de l’héritage beethovénien que Brahms ressentait si intensément qu’il lui aura fallu près de vingt ans pour se sentir digne d’en faire usage dans la composition. Au point d’une sorte de poids quasiment émollient, qui l’aura longtemps placé dans la réelle inhibition de l’écriture d’une seule note dans le domaine de la symphonie. On a vu, à juste raison je crois, une figuration de la présence écrasante de Beethoven dans la pulsation cardiaque et émotionnelle du premier mouvement, de la part d’un Brahms qui disait entendre dans sa tête les pas du compositeur derrière lui : « Vous ne savez pas ce que c’st que d’entendre toujours ce géant marcher derrière vous » avait-il déclaré. Et on a également à raison envisagé le splendide hymne du quatrième mouvement de cette symphonie, comme un hommage somptueux à l’Ode à la Joie.

Cette trace ne se résume pas pour autant à une influence intimidante (qui a d’ailleurs opéré tout autant sur Schubert, Schumann et tous les Romantiques) et si elle opère jusque dans la Quatrième symphonie, il ne s’agit jamais d’emprunter la voie de la répétition, car une fois libéré le souffle créateur dans la Première symphonie de 1876, c’est en symphoniste patenté et proprement irremplaçable qu’opère ce « Brahms de la maturité » pour livrer son univers orchestral jusqu’en 1885.

Si je devais caractériser cet art de la tension et de l’ampleur cultivé par Giulini dans ces symphonies, je donnerais pour référence ce dernier mouvement de la Quatrième symphonie de Brahms justement, avec l’orchestre de la Staatskapelle Berlin en 1996 :

La magie opère forcément toujours, quand des orchestres d’exception rencontrent sur leur route de tels démiurges de la direction, qui savent tirer ressources de ces orchestres le meilleur, et en l’occurrence toutes les dimensions nécessaires à des chefs-d’œuvre de l’art symphonique.

Il ne faut pas s’illusionner : on ne peut pas parler fidèlement d’un tel univers sonore, à un tel niveau d’accomplissement et d’exigence, sans que ce qu’on en dit soit pauvre et très loin de la réalité. Simplement, et en dehors même de la description justement, pour savoir ce qu’est un grand chef, pour savoir ce qu’est ce niveau d’exigence dans la transmission de la musique, il est certainement indispensable de se référer à de tels enregistrements, qui semblent « aller de soi », alors qu’il y a là un tel niveau d’excellence dans chaque mesure… Dans l’idéal, il faudrait détailler comment s’expriment ces qualités de tension, de précision, d’ampleur, de profondeur sonore et de souffle au sein des quatres symphonies de Brahms, dans les différentes versions qu’en a laissées Carlo Maria Giulini. Si Françoise Sagan a posé la question dans le titre d’un de ces romans en 1959, « Aimez-vous Brahms ? », il faudrait à coup sûr répondre en recommandant avec une certaine « urgence » ses symphonies (essentielles dans l’histoire de la musique, et dans le devenir de la symphonie après Beethoven) par Giulini, périodes londonienne, américaine ou viennoise. On n’en revient certainement pas intact, mais grandi, assurément.