Isaac Stern, 1990 © Yousuf Karsh

FRANCE MUSIQUE, « Relax » (Lionel Esparza, 29 mai 2023)

FRANCE MUSIQUE, Podcast d’Emmanuelle Franc, août 2020

1. Les notes pour le dire
2. De San Francisco à New York
3. Être soliste c’est devenir un homme
4. Que dire avec son violon après-guerre ?
5. Les années d’abondance de rêves
6. Le mensch en action
7. Le pouvoir de la musique
8. Bach toujours, mais jamais

Je ne me suis jamais vraiment remis du jour où j’ai eu le privilège invraisemblable de rencontrer ce dieu de la musique. C’était l’époque où il avait formé un trio évidemment inouï avec Rostropovitch et Jean-Pierre Rampal et où ils avaient fait escale en Martinique pour un concert Haydn / Mozart à la Pagerie des Trois-Îlets. Un jour faste, une émotion vive et aussi une convivialité considérable, parce que ces trois musiciens n’inspiraient pas la mélancolie. J’ai encore dans les oreilles les éclats de rire et le verbe haut de Rostropovitch qui n’avait rien à envier à celui d’Issac Stern. Le Musée de la Pagerie, qui célébrait (et célèbre encore) le souvenir de l’Impératrice Josephine, était mené par le Docteur Rose-Rosette, dont l’épouse était une éminente mélomane et qui avait permis ce concert exceptionnel.

À mes yeux, Isaac Stern c’est l’enthousiasme et l’émotion non diluées grâce à un son inimitable (où je perçois une certaine communauté avec Itzhak Perlman). Et un art d’aller droit à l’essentiel du son et de la narration musicale, notamment grâce à un archet ample, un sens du phrasé « franc » qui laisse à la musique sa propre subtilité sans en faire trop (sans y ajouter un ego malvenu), une discrétion volontaire du vibrato dans beaucoup de cas ou plutôt une maîtrise expressive du vibrato, mais aussi une puissance de l’énonciation où se love une particularité difficilement définissable sinon par une sorte d’appréhension globale de la structure d’une partition (l’impression d’un mélange de spontanéité et d’une réflexion sur la structure de la partition envisagée). Et aussi, pour son timbre reconnaissable entre tous (et ne me demandez pas comment il réussissait à faire ça), une sorte de « réverbération » sonore qu’on identifie en particulier sur la corde de sol et qui caractérise son rayonnement sonore. Isaac Stern est typiquement l’exemple même du violoniste qu’affectionnent ceux qui privilégient pour le violon la puissance et le rayonnement sonore : il est l’un des maîtres de cette famille-là, celle où culmine selon moi Perlman, qui l’a toujours considéré comme l’un de ses maîtres.

Le concerto de Beethoven par Isaac Stern, que je choisis volontairement dans son enregistrement de 1976 avec le New York Philharmonic dirigé par Barenboim, est une merveille d’intelligence et de sensibilité, de justesse dans une expression miraculeuse dans l’essentiel du clair-obscur qui se joue dans ce chef-d’œuvre. Et quand il s’agit de suggérer les rugosités d’une lutte, Isaac Stern n’hésite pas à accentuer là où il le faut, juste avant de reprendre une course vers les cimes. Cette version « du » concerto figure à mes yeux parmi les toutes meilleures (il ne s’agit pourtant pas de la mettre en tension avec Perlman/Giulini ou Oistrakh/Cluytens), du même rang à mes yeux que celle de Gidon Kremer que j’évoquais dernièrement – et ici Barenboim est vraiment à la hauteur en termes de puissance sonore (ci-dessous à gauche). Sa version du concerto de Brahms, avec l’orchestre de Philadelphie dirigé par Eugène Ormandy en 1960 (ci-dessous à droite), est simplement selon moi l’une des quatre ou cinq plus belles versions de ce concerto des remous et de l’énergie de l’âme. Nous sommes là dans la même famille des Perlman, Kremer, Mutter… à savoir dans le sillage du cri juste et du jaillissement sonore. 

Le nom du violoniste américain est aussi inséparable dans mon esprit du trio qu’il formait avec Leonard Rose et Eugene Istomin, qui a livré selon moi l’une des plus convaincantes version des trios avec piano de Beethoven. Force, rigueur et relief, tout comme dans leurs Brahms, vaporeux quand il le faut, énergique quand il se doit. Trois musiciens d’exception et un trio qui a connu des tournées mémorables à partir du début des années soixante et des succès discographiques impressionnants. Il faut réécouter les trios de Beethoven par ces chambristes nés : on y entendra un Isaac Stern qui n’hésite pas à appuyer l’âpreté sonore quand cela s’avère nécessaire, quand Eugene Istomin soutient une régularité métronomique impeccable et que Leonard Rose draine sa volupté sonore en largesses mélodiques. Entendre notamment la complémentarité entre le son parfois acide de Stern et le velours de Leonard Rose, est un ravissement.

Et comme Lionel Esparza le souligne, trois solistes réunis par un vrai sens chambriste, et une parfaite entente – contrairement à Piatigorsky – Heifetz – Rubinstein, assemblage improbable d’egos indomptables et à jamais rivaux. Le succès du trio Stern – Rose – Istomin ne s’est donc pas limité à l’engouement commercial qu’a rencontré l’ensemble de leurs enregistrements du début des années soixante à 1984 : il s’agit réellement de pépites de l’histoire du disque. Il faut réécouter leur Trio Archiduc, merveille d’espace, de respiration, de nuance, d’inquiétude :

Isaac Stern aura été à sa manière le chef de file d’un violon à l’archet ample et au son ouvert et projetant, au jeu enveloppant caractérisé par une expression vive : l’école, la voie, le modèle que je place personnellement au-dessus de tout autre approche, notamment celle, plus marmoréenne d’un Heifetz. Il est à mes yeux l’héritier d’Oistrakh et le modèle de Perlman : pas mal, pour un chaînon irremplaçable dans l’histoire du violon.