Giuliano Carmignola

Giuliano Carmignola dans les Concertos brandebourgeois de Bach : un miracle d’intelligence

Seuls les très grands musiciens ont cette capacité rare de pouvoir surprendre par un souffle tout à fait nouveau dans une interprétation, tout en respectant pleinement le caractère d’une partition. C’est éminemment le cas ici, de la part de celui que je ne suis pas loin de considérer comme l’un des violonistes majeurs de sa génération, et en tout cas le maître du violon baroque. Car si le livret de ce splendide album des concertos de Bach nous propose l’idée d’un « Bach italien », il ne s’agit ni d’une méprise ni d’un anachronisme, mais d’une plongée parfaitement maîtrisée dans l’inspiration italienne des concerti de Bach et d’une bonne part de son art du violon. Une plongée qui restitue à cette musique son souffle, son rythme, son énergie et sa clarté, qualités longtemps étouffées sous le style sévère des interprétations constipées. Ici, rien de tel, et dans le même esprit que celui du Café Zimmermann (réussite absolue dans les six volumes de leurs versions des « Concerts pour plusieurs instruments » de Bach), on ne pourra déplorer aucune surenchère dans laquelle bien des baroqueux se perdent et se discréditent (cf. Fabio Biondi par excellence).

La rigueur de Carmignola, celle-là même qu’on peut deviner derrière un sens aigu du brillant dans ses différents et merveilleux albums des concerti de Vivaldi entre autres, est mise au service de la respiration juste de la phrase de Bach, d’un contrepoint expressif et non pas refermé sur lui-même comme c’est trop souvent le cas. Giuliano Carmignola est, pleinement, un maître de la mesure entre respect du texte et expressivité, cet alliage inaccessible à tant de musiciens baroques. On pourrait entrer ici dans les détails des concerti connu, du BWV 1042 pour deux violons (avec l’excellente Mayumi Hirasaki) ou des très savantes reconstitutions des versions initiales pour violon des BWV 1056 ET 1052, mais c’est toujours la même justesse de ton, la même merveille d’expression, la même énergie qui sont si rares dans l’approche renouvelée et juste de Bach. Café Zimmermann et Giuliano Carmignola, même combat dans ces champs. Et avec le Concerto Köln ici, la réussite est totale (parfois, orchestre légèrement en retrait, mais c’est infime).

Les Sonates et Partitas de Bach par Giuliano Carmignola : un sommet, pour l’Everest du violon

À propos de l’importance considérable de ce que représente aujourd’hui Giuliano Carmignola dans le monde du violon, je ne peux pas m’arrêter à la seule mention de sa version des Concertos de Bach. Car justement dans Bach, ce violoniste a fait quelque chose d’encore plus invraisemblable : une version que je crois sincèrement majeure des Sonates et Partitas, et que je voudrais décrire ici si cela est possible, pour ne pas m’en tenir à un simple panégyrique de ce violoniste d’exception, qui représente certainement ce qui a pu arriver de plus décisif ces dernières années dans le champ du violon baroque.

Et avant tout, pour savoir de quoi je parle, je m’appuierai sur un répertoire sélectif de cette merveille, qui a été mis en ligne sur YouTube, et qui vous donnera certainement envie d’acquérir cet album qui, en plus, est un très bel objet comme sait encore en faire DG :

Ce violoniste est un pilote d’ULM, il vole très haut et vous volez avec lui au-dessus d’un paysage de sérénité et de hauteur spirituelle. Et c’est là, très exactement là que vous pouvez être porté à rejeter violemment a posteriori toutes les versions « pesantes » qu’il vous a été donné d’entendre par le passé. Car c’est l’esprit même de cette musique qui n’est qu’esprit, qui en vient à être transmis par ce biais d’un archet qui ne connaît aucun obstacle : c’est toujours le cheminement qui prime, mais sans jamais tomber dans l’excès ou la superficialité du survol (le vol n’est pas le survol). Chez les très grands violonistes, les difficultés techniques disparaissent, s’évaporent de sorte que vous ne vous en rendez plus compte, en pouvant dès lors vous concentrer uniquement sur la musique sans passer en cuisine.

Au fond, Giuliano Carmignola parvient dans sa version des Sonates et Partitas et dans ses versions de Bach en général (voir ses splendides enregistrements des concertos pour violon et pour deux violons) à ce prodige particulier qu’il avait déjà réussi dans ses interprétations de Vivaldi : donner encore un angle neuf et comme jaillissant à cette musique mille fois interprétée. Un angle qui ne se résume pas à la formule « interprétation baroque », car ici la maîtrise et l’homogénéité du style deviennent une évidence et non une postulation ou une posture. Giuliano Carmignola nous mène dans cette évidence de la construction d’une cathédrale parcourue avec plus d’intimité que de distance, plus de proximité que de grandiloquence. Il signe là l’une des références majeures de ce patrimoine de l’humanité, restitué à la fois avec profondeur, maîtrise complète et ce qu’on pourrait nommer « puissance de l’intimité ». L’immensité métaphysique et spirituelle des Sonates et Partitas de Bach aura rarement été servie avec une telle profondeur alliée à un tel dépouillement, une telle justesse de phrasé : voici peut-être LA version qui vous donne à la fin de l’écoute, le sentiment que rien décidément n’y est ni trop ni trop peu, et que le musicien habite littéralement l’âme de cette musique.

La preuve, s’il en fallait une, à ce que je dis là : écoutez ne serait-ce que la Partita N°2, là où les violonistes généralement se croient obligés d’en faire des tonnes pour parler vulgairement :

Carmignola n’hésite à jouer sul ponticello (tout près du chevalet, le son devenant alors assez aigre) quand cela s’impose de soi, et ses accents s’imposent aussi d’eux-mêmes. Écouter, rien qu’écouter attentivement ce violon est une leçon de violon pour tout violoniste : vous y apprenez le sens de la projection sonore. Il y a là de la perfection, il faut savoir le reconnaître.

À y réfléchir, en étant à ce point comblé, on a peut-être atteint là ce point d’équilibre si rare dans une version longtemps recherchée, parfois approchée mais ici accomplie dans son intégralité et son intégrité : il semble bien que nous soyons devant la version des Sonates et Partitas de Bach qui pourrait faire passer toutes les autres au second plan. On n’ose pas le penser, mais à vrai dire c’est un constat personnel : dans l’enthousiasme de l’écoute, on en vient à ressentir que cette version détrônerait aisément toutes les autres, bien que j’aurais tendance à y placer ex aequo les versions de Perlman, Milstein et Schlomo Mintz (preuve encore qu’il n’est pas question de style).

En tout état de cause, cette version prodigieuse des Sonates et Paritas Carmignola, sera dorénavant celle qui pourra désormais servir de maître-étalon à toute approche de ces chefs-d’œuvre. Un cd donc à vénérer à toujours avoir avec soi, à se repasser, quand le sens s’évapore. Grandeur de Carmignola, éternité de Bach.

Vivaldi par Giuliano Carmignola : le pur plaisir des clairs-obscurs vénitiens