La scène du TCE le 9 juin 2022, surplombée d’une immense photo de Nicholas Angelich (1970-2022).

Mais le moment dont se rappellera chacun des spectateurs du Théâtre des Champs-Élysées, c’est ce qu’a accompli Gautier Capuçon accompagné de Frank Braley, dans la « Louange à l’éternité de Jésus » pour violoncelle et piano d’Olivier Messiaen. On pourrait être tenté de dire que ce moment « dépasse » la musique elle-même, tenant du geste le plus fort spirituellement qui puisse se concevoir dans cette pièce qui tient à la fois de l’élégie et de la prière. Pourtant, c’est justement cela même, la musique – et éminemment : le langage de l’invisible, à disposition des êtres humains lorsque les mots eux-mêmes sont défaillants à dire l’affliction, la méditation individuelle et l’élan fraternel, la sérénité enfin devant le lien d’outre-monde qui perdure avec ceux qui ont « désapparu » comme le disait le poète Édouard Glissant. Car Gautier Capuçon n’est pas seulement ce violoncelliste surdoué qui nous enchante depuis des années déjà, il est aussi l’officiant de transcendance qu’il a su devenir dans cette prière musicale de Messiaen. Lui dont l’un des premiers enregistrements fut, avec Renaud Capuçon et Nicholas Angelich, la version selon moi la plus marquante des Trios de Brahms, a déposé ce soir-là sur la mémoire de son ami pianiste l’ultime kaddish qu’il a partagé avec le public. En concluant cette Louange, les yeux fermés, il a levé son archet au-dessus des cordes de son violoncelle, pendant environ trois minutes, avant de reposer les mains de part et d’autre de son instrument pendant encore quatre minutes, dans le silence intégral d’une salle bouleversée qui multipliait l’écho de ce requiem sans paroles.

Aucun discours ce soir-là, aucune parole de circonstance, ni aucun éloge funèbre qui eût été superfétatoire. À l’image de Beethoven qui avait consolé aves son seul piano une de ses amies affligée par la mort de sa fille, on le sait, les musiciens parlent par les sons, par les merveilles et les alexitères déposés par les compositeurs dans leurs partitions, ces trésors que les musiciens portent à la vie et à la lumière. Ils sont les messagers de cette chose si étrange : un ineffable qui pourtant s’incarne et se fait entendre par leurs archets, par leurs mains sur des claviers d’ivoire, par leurs voix, là où s’abolit la mort elle-même. Les amis de Nicholas Angelich ont accompagné le pas souverain d’une âme sans tanière, avec la musique pour cortège.