Philharmonie de Paris, 28 mai 2025 | Daniil Trifonov
Récital Tchaïkovsky, Chopin, Barber

Le monde actuel, tel qu’il va, nous offre bien des occasions de nous effrayer du cours des choses, et devant les catastrophes de toutes sortes, nous avons appris chemin faisant, à « relativiser », selon l’expression consacrée. Et dans ce contexte de relativisme généralisé voire de cynisme, un concert raté, fût-il le moment où un musicien, par son comportement erratique, montre bien qu’il n’est pas dans son état normal, est somme toute une chose secondaire. Peut-être. Et si en effet mercredi 28 mai 2025, il n’y eut pas mort d’homme à la Philharmonie de Paris, avoir fait l’expérience d’un tel naufrage est en soi riche d’enseignements. Car jamais je n’aurais cru possible une telle farce. Et pourtant j’y ai été confronté, et désormais je sais qu’un tel événement aussi, est de l’ordre du possible. Alors face à cela, un public entre gêne et étonnement, fait le choix d’applaudir, par suivisme social ou réflexe pavlovien et sans le savoir (ou en le sachant d’ailleurs), se rend complice d’un scandale. J’ai choisi d’affronter la question, sans faux-fuyants. Mais je tiens avant tout à avertir : le constat que je vais établir (comme on le ferait d’un accident de la route), le plus objectivement que cela me sera possible, sera dans mon esprit, la « pièce à conviction » d’un problème plus large et plus préoccupant qu’un « simple concert raté ». Car je le répète : je pense sincèrement que ce soir-là, Daniil Trifonov n’était pas dans son état normal. Je ne sais pas de quelle pathologie il souffre, surmenage, crise personnelle, addiction (mon hypothèse), en tout cas ce musicien est selon moi en souffrance, et nécessite une prise en charge sanitaire.
Se contenter d’approcher le problème sous le seul angle musical serait par conséquent totalement déplacé. Le phénomène de la santé des musiciens est déjà ancien, posant le problème connexe de l’organisation de leur parcours de vie. Et il s’agit d’un problème sérieux, à ne pas minorer ou passer sous silence. Celui qui demeure à mon sens le plus grand pianiste français, Samson François, est mort dans l’alcoolisme le plus avancé ; toujours en France, un violoniste aussi excellent que Christian Ferras s’est défenestré, ivre mort. Et aujourd’hui on ferme les yeux, tout en sachant les problématiques d’addiction avérées de tel ou tel, secrets de polichinelle. Notre époque pourtant, prompte aux alertes lancées de toutes part, semble mieux armée pour s’emparer de la question. Encore récemment, John Eliot Gardiner, mis au ban pendant un moment, avouait après l’épisode du coup de poing porté à un chanteur, des problèmes de comportement pour lesquels aujourd’hui il se fait soigner. Les scandales éclatent, à caractère sexuel ou non (François-Xavier Roth parmi tant d’autres, et encore dernièrement le chef Jaap van Zweden), mais dans tous ces cas, les révélateurs demeurent les comportements sociaux de ces musiciens, avec autrui. Décidément, on a encore du mal à faire la jonction avec les comportements d’auto-destruction de bien des têtes d’affiche qui, parce qu’elles sont justement des têtes d’affiche, concentrent autour d’elles des regards irrationnels. Les exemples n’ont pas manqué pourtant, de ces musiciens qui ont eux-mêmes attiré l’attention sur les conditions anormales des carrières internationales. En France, François-René Duchâble a mis fin à sa carrière, estimant qu’elle ne présentait pas les meilleures conditions de la transmission de son art. Ivo Pogorelitch a sombré dans une dépression durable. Hilary Hahn a elle-même décidé d’un retrait momentané des scènes mondiales, confrontée à un rythme inhumain. Et l’énumération serait encore longue, de ces exemples de musiciens de haut rang qui on préféré prendre du recul ou même interrompre leur carrière, en faisant le constat profond de l’inadéquation du système des carrières internationales des concertistes, avec la préservation de leur équilibre. Nous avons donc devant nous un problème de taille, qu’il serait temps d’affronter en pleine conscience.
L’objet d’une chronique musicale peut aussi consister à poser ce problème objectivement, en alertant sur un cas qui manifestement relève de ce champ. Bien sûr, en sortant de ce concert épouvantable à l’entracte, en décidant pour moi-même de me soustraire à ce spectacle affligeant, j’en étais encore à la seule appréciation musicale, qui maintenant avec le recul m’apparaît secondaire face à l’état de ce musicien que je n’ai pas envie d’attaquer étant donné qu’il est selon moi en grave difficulté. La chronique musicale sera le support du constat, j’y insiste : mercredi 28 mai, la Philharmonie de Paris a été le théâtre d’une dérive personnelle que le public ne doit pas subir, et à propos de laquelle il importe d’être lucide, en tout cas suffisamment pour alerter. Et ce sera l’unique objet de mon argumentation.

Sur scène, un comportement étrange
Je dois commencer par des considérations extra-musicales au sens strict, pour mentionner ce qui n’a pas pu manquer d’apparaître aux yeux du public, en tout cas aux yeux de toux ceux qui, dans le public, refusent de simplement mettre sur le compte d’une originalité personnelle, des signes pour le moins curieux dans le comportement de Daniil Trifonov sur scène. Et là encore, il s’agit simplement de se rendre attentif à ces signes, de faire l’effort de les examiner pour ce qu’ils sont, pour ne pas les attribuer à un tempérament. Ce que j’énonce là, sont des faits, auxquels j’ai assisté : c’est la plus stricte vérité. Entrant sur scène, le pianiste trébuche et manque de se retrouver par terre. Yeux écarquillés, pantalon de jogging, il marche rapidement vers son piano, se retourne et salue exclusivement le public qui se trouve derrière la scène et sur les côtés. Le public qui lui fait face n’a droit qu’à un regard furieux – on se demande bien ce qu’on lui a fait. Il s’assied, et tambourine violemment sur le clavier, croyant faire honneur à cette sonate de jeunesse entièrement ratée de Tchaïkovsky (j’y reviendrai). Son souffle très sonore pendant l’exécution, est de plus en plus gênant. Le morceau achevé, il salue à peine (toujours derrière la scène), se dirige tout aussi rapidement vers les coulisses. Quand il revient, pour massacrer soigneusement quelques Valses de Chopin (je détaillerai, hélas), en se rasseyant, il fait ses crampes aux doigts (bizarre, pour un pianiste), se redresse et s’agite comme s’il allait soulever des poids. Les souffles deviennent des grognements, les yeux sont encore plus écarquillés (j’y étais très attentif, sachant les signes de certaines addictions et j’en avais la possibilité, me trouvant au cinquième rang). Entre les Valses en ré bémol majeur et en la mineur, il n’observe aucune transition, et enchaîne directement. Plus tôt, la Valse en fa mineur avait été achevée avant l’heure, par une note manquante. Avant l’entracte (ma libération), il se lève brusquement, regarde cette fois-ci le public sans saluer, et sort. Et moi aussi.
Un programme à l’unisson de l’étrangeté
Tout concertiste est libre d’élaborer comme il l’entend le programme de ses concerts. Il est néanmoins de ces programmes qui, par leur bizarrerie même, laissent songeur et qui, en l’occurrence, reflètent un comportement erratique. Pour entourer le « bouquet de Valses » de Chopin promis (« un délicat bouquet de valses », comme il était annoncé sur la page dévolue au concert sur le site de la Philharmonie qui arborait un texte présentant une faute d’accord d’anthologie, en plus d’une confusion entre Barber et Bartok), le programme affichait la Sonate op. 80 de Tchaïkovsky, d’entrée de jeu. Un choix étrange, quand on sait que cette œuvre est très rarement jouée, parce que justement il ne s’agit ni plus ni moins, que d’une œuvre de jeunesse entièrement ratée, tout au plus d’une esquisse pour la première symphonie. Son seul enseignement est ce tropisme orchestral qui en fait le tremplin à l’écriture symphonique, mais en soi, cette sonate composée à la fin du cursus de Tchaïkovsky au Conservatoire de Saint-Pétersbourg en 1865, attribuée au numéro d’opus par une publication posthume à l’occasion de laquelle Sergueï Taneïev procédera à la correction de fautes d’harmonie, est une œuvre maladroite, disons-le sans détour. Une sorte d’exercice de composition en somme, une page mineure que pourtant Trifonov se fait fort de défendre à coups de boutoir, et où dès le premier mouvement, l’idée d’une scansion obsessionnelle devient lourde, envahissante, sans nuance, au point de faire redouter durant toute la sonate, le retour de ce vacarme de mauvais aloi, aggravé par le poids éléphantesque qu’y met Trifonov, adepte ou inventeur du marteau-piqueur en musique. On ressort de tout cela lessivé, pressé que ça s’arrête au plus vite.
Étant donné que j’ai voulu me préserver de l’achèvement de cette vaste entreprise de démolition et que je suis parti à l’entracte avec quelque fracas, je ne peux donc pas me prononcer sur l’exécution de la suite du programme qui suivait l’entracte, après les Valses massacrées, et qui prévoyait : la Sonate pour piano op. 26 de Samuel Barber et la Suite de La Belle au bois dormant de Tchaïkovsky, dans l’arrangement de Mikhaïl Pletnev. Je peux en tout cas filer le constat de cette étrangeté du programme : loin de la beauté et du lyrisme de l’Adagio pour cordes et du reste de sa production en général, la sonate de Barber, tout en crissements et en dissonances, appartient à cette catégorie des petites œuvres conçues pour donner le change au camp du vacarme moderniste, de la part d’un compositeur réellement inspiré par une tout autre esthétique. Barber avait-il la tonalité honteuse ? Il faut croire qu’à l’époque de cette œuvre débile (1949), le compositeur américain cherchait sans doute l’assentiment des « milieux autorisés » sur lesquels sévissait alors l’haleine fétide des préceptes sériels. Et c’est ce que notre pianiste sautillant et éructant avait donc choisi pour son retour sur scène, après un entracte sûrement voué à un lavement d’estomac salvateur. Tout cela avant d’enchaîner sur la transcription d’une musique de scène de Tchaïkovsky – et je ne saurai jamais si, pour accompagner l’élan scénique, notre histrion s’est mis à danser en tutu, qui sait… car ce soir-là était celui de toutes les horreurs.
Les Valses de Chopin déchiquetées par Trifonov
C’est incontestablement dans le champ des Valses de Chopin prévues au programme (en mi majeur ; en fa mineur op. 70 n° 2 ; en la bémol majeur op. 64 n° 3 ; en ré bémol majeur op. 64 n° 1 ; en la mineur op. 34 n° 2 ; en mi mineur) que mercredi 28 mai, Trifonov s’est comporté comme un terroriste. Je ne vois pas d’autres termes pour qualifier ce que j’ai écouté ce soir-là. Comment qualifier en effet une opération qui consiste à imposer des versions aussi ouvertement difformes, grotesques, caricaturales, inconcevables, inaudibles, de ces chefs-d’œuvre immortels, où s’épanche une âme en quête d’alliance ? Car pris en otage de cette horreur, on ne pense pas spontanément à une pathologie, victime que l’on est pour de bon, de cette expérience en laboratoire, qui m’évoque surtout la scène de torture subie par Alex, le personnage principal du film Orange mécanique de Stanley Kubrick, condamné à rester les yeux ouverts, paupières épinglées tout en subissant une lobotomie, électrodes vissées sur le crâne, et forcé à regarder des images d’horreur diffusées sur fond de la Neuvième de Beethoven.
Nous voilà donc collectivement autant qu’individuellement entraînés dans le cauchemar d’un esprit malade décidé à se soulager sur une part du patrimoine musical de l’humanité. Une expérience limite, que d’être plongé dans un tel scénario car juste après l’amorce de la Valse en mi majeur (Trifonov, fin dialecticien, avait décidé d’encadrer son « bouquet », par les deux Valses en mi : majeur et mineur), dont la délicatesse proverbiale se retrouve scandée à coups de canon, sur un clavier imprécis. Et on comprend dès lors ce qui va se confirmer tout le long du « bouquet » : Trifonov n’a pas seulement choisi d’indexer ces valses à des tempos inconcevables, précipités jusqu’à la nausée, il a aussi choisi de ne pas jouer en mesure. Je pense un moment à une caméra cachée, je me dis que soit le producteur va venir sur scène pour saluer la performance du comédien, soit ledit comédien à bout de blagues, avouera lui-même son forfait potache. Mais non, ce n’est que l’amorce du calvaire – « et ça continue encore et encore, c’est que le début, d’accord d’accord », aurait dit Cabrel. Les émois voilés de la Valse en fa mineur sont tous entonnés fortissimo ; le rubato y devient un parcours jazzé où quelques notes se retrouvent englouties. Je regarde le malfaiteur, je crois le voir baver. Bouche ouverte, il râle. Je me dis « c’est la fin, pour lui comme pour nous ». Mais non. Il m’aura fallu endurer encore la mutation de la pure merveille de la Valse en la bémol majeur (op. 64, et pas 69), en une ritournelle hystérisée, un vague air finalement assez ridicule. Là est le prodige, réussir à transformer une musique divine en une horrible soupe sonore : il faut reconnaître ici à celui qui parvient à défigurer avec une telle discipline la beauté elle-même, ce magistère en laideur, cette expertise en absurdité et cette science de la vulgarité revendiquée, tapageuse comme des injures hurlées par un dément. Il me fallait encore endurer l’horrible mutation subie par la délicieuse Valse en ré bémol majeur, dite « Valse du petit chien » (et dans une expression plus malheureuse, « Valse minute »), cette merveille que la légende attribue au spectacle du petit chien de George Sand observé par Chopin qui voulut reproduire son tournoiement : cette chose délicate et adorable entre toutes était devenue sous les doigts de Trifonov une épouvantable danse de Saint-Guy, où le petit chien en question serait sous ecstasy. Toujours en dehors de la mesure, il n’y a plus là aucune mimèsis du tournoiement, mais l’écoulement inexorable d’un mal purulant, sorte de flux diarrhéique où on ne reconnaît même plus ni la mélodie, ni le rythme ni l’effet initialement prévu par Chopin, décidément première victime expiatoire des méfaits du malfaiteur. On ne s’étonnera pas, dans ce contexte où rien ne devait être épargné à personne, que la discrète mélancolie de la Valse en la mineur op. 34 connaisse le même sort, d’un saccage impudent qui cette fois-ci, prenait les allures d’une extinction du toucher lui-même, Trifonov recommençant à manger les notes, mais en frôlant à peine le clavier dont émanaient de rares sons évanescents. Mais surtout, ne croyez pas là en un effet de retrait : les yeux fermés (enfin) et la bouche toujours ouverte, l’individu bronchait à peine. À nouveau, j’ai cru, naïf, à une libération prématurée : « il s’est endormi » me suis-je dit, en pariant que le public s’en apercevrait alors. Mais non, cet assoupissement fut de courte durée, le temps d’achever la valse et d’enchaîner (sans la moindre transition, je le redis et le souligne), et de ruiner l’élégant panache de la Valse en mi mineur en livrant en deux minutes dix environ une composition qui dure trois minutes, si on a le souci de l’énoncer correctement. Peut-on encore à vrai dire parler de « tempo » dans ce cas ? Les traits forte devenus hurlements, la conclusion aux allures d’exclamation fière devenue effrayante crispation. Sans doute la hâte ressentie vers quelque ravitaillement clandestin, raidit les bras du prétendu pianiste qui je l’ai dit, se lèvera violemment et se précipitera vers les coulisses, ses abîmes. La salle Pierre Boulez n’aura jamais aussi bien porté son nom.
Devant cette perdition accomplie au su et au vu de tous, le réflexe grégaire d’un public qui applaudit est une blessure suprême. Il dit une inconscience, sans aucun doute une inculture mais surtout, à mon sens, une lâcheté collective. D’emblée, pris dans cette ambiance folle d’un public aveugle et sourd, je pensais à cette fresque définitive des pièges circulaires de la notoriété qui créent pas à pas autour des êtres une indistinction digne en effet de la cécité : Tom Wolfe avait décrit dans Le bûcher des vanités ce fonctionnement inconscient du renom qui lamine la lucidité. Malhabile peut-être dans mon imprécation adressée pour le moins à mes voisins de rangée, j’ai en fait été pris de terreur devant ces applaudissements mécaniques. Naguère, dans un temps que je n’ai même pas connu personnellement mais dont j’ai lu bien des témoignages, on « huait », pour exprimer son désaccord avec un spectacle, voire son indignation, quand on avait encore de quoi huer, à savoir une culture minimale induisant une connaissance de la musique, et quand on avait encore le sens d’une dignité suffisante. Un public qui aurait hué collectivement (ou en nombre suffisant) Daniil Trifonov ce soir-là, lui aurait rendu service. Aujourd’hui entre deux avions, deux chambres d’hôtels et deux salles de concerts, il est déjà loin et poursuit son parcours tragique. Je souhaite surtout qu’il puisse au moins interrompre sa carrière pour s’occuper de son équilibre, sous les conseils avisés de ceux qui auront face à lui le courage de la lucidité, l’extirpant pour un temps des serres des producteurs, labels et autres impresarios de bas étage qui ne voient en lui qu’une source de profits. Pour que l’enfant de Novgorod distingué au Concours Tchaïkovsky et troisième prix au Concours Chopin, ne soit pas qu’une variable d’ajustements dans des calculs de boutiquiers. Pour qu’on prenne en compte qu’à 33 ans, il est déjà à bout de souffle. Pour qu’on arrête d’attribuer à une originalité ontologique ou un égo surdimensionné ce qui est une dérive manifeste, avancée et dangereuse. Pour qu’on n’attende pas qu’il s’effondre pour de bon, et qu’on apprenne par des médias simulant l’étonnement, que l’un des poulains de la Deutsche Grammophon (qui entre temps s’est recyclée dans les jeunes coréens photoshopés sur les pochettes) ne pourra plus rien pour le système qui aujourd’hui le pressure. Alors, passées la fureur et l’indignation, une semonce indispensable aura alerté, rappelant que la dérive d’une prétendue « star internationale du piano » n’est pas un spectacle. Pour reprendre les mots de Césaire dans son Cahier d’un retour au pays natal : « Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse. »
