Trifonov, assis sur un Steinway.
Daniil Trifonov © Getty – Robbie Jack

Un programme à l’unisson de l’étrangeté

Tout concertiste est libre d’élaborer comme il l’entend le programme de ses concerts. Il est néanmoins de ces programmes qui, par leur bizarrerie même, laissent songeur et qui, en l’occurrence, reflètent un comportement erratique. Pour entourer le « bouquet de Valses » de Chopin promis (« un délicat bouquet de valses », comme il était annoncé sur la page dévolue au concert sur le site de la Philharmonie qui arborait un texte présentant une faute d’accord d’anthologie, en plus d’une confusion entre Barber et Bartok), le programme affichait la Sonate op. 80 de Tchaïkovsky, d’entrée de jeu. Un choix étrange, quand on sait que cette œuvre est très rarement jouée, parce que justement il ne s’agit ni plus ni moins, que d’une œuvre de jeunesse entièrement ratée, tout au plus d’une esquisse pour la première symphonie. Son seul enseignement est ce tropisme orchestral qui en fait le tremplin à l’écriture symphonique, mais en soi, cette sonate composée à la fin du cursus de Tchaïkovsky au Conservatoire de Saint-Pétersbourg en 1865, attribuée au numéro d’opus par une publication posthume à l’occasion de laquelle Sergueï Taneïev procédera à la correction de fautes d’harmonie, est une œuvre maladroite, disons-le sans détour. Une sorte d’exercice de composition en somme, une page mineure que pourtant Trifonov se fait fort de défendre à coups de boutoir, et où dès le premier mouvement, l’idée d’une scansion obsessionnelle devient lourde, envahissante, sans nuance, au point de faire redouter durant toute la sonate, le retour de ce vacarme de mauvais aloi, aggravé par le poids éléphantesque qu’y met Trifonov, adepte ou inventeur du marteau-piqueur en musique. On ressort de tout cela lessivé, pressé que ça s’arrête au plus vite.

Étant donné que j’ai voulu me préserver de l’achèvement de cette vaste entreprise de démolition et que je suis parti à l’entracte avec quelque fracas, je ne peux donc pas me prononcer sur l’exécution de la suite du programme qui suivait l’entracte, après les Valses massacrées, et qui prévoyait : la Sonate pour piano op. 26 de Samuel Barber et la Suite de La Belle au bois dormant de Tchaïkovsky, dans l’arrangement de Mikhaïl Pletnev. Je peux en tout cas filer le constat de cette étrangeté du programme : loin de la beauté et du lyrisme de l’Adagio pour cordes et du reste de sa production en général, la sonate de Barber, tout en crissements et en dissonances, appartient à cette catégorie des petites œuvres conçues pour donner le change au camp du vacarme moderniste, de la part d’un compositeur réellement inspiré par une tout autre esthétique. Barber avait-il la tonalité honteuse ? Il faut croire qu’à l’époque de cette œuvre débile (1949), le compositeur américain cherchait sans doute l’assentiment des « milieux autorisés » sur lesquels sévissait alors l’haleine fétide des préceptes sériels. Et c’est ce que notre pianiste sautillant et éructant avait donc choisi pour son retour sur scène, après un entracte sûrement voué à un lavement d’estomac salvateur. Tout cela avant d’enchaîner sur la transcription d’une musique de scène de Tchaïkovsky – et je ne saurai jamais si, pour accompagner l’élan scénique, notre histrion s’est mis à danser en tutu, qui sait… car ce soir-là était celui de toutes les horreurs.

Les Valses de Chopin déchiquetées par Trifonov

C’est incontestablement dans le champ des Valses de Chopin prévues au programme (en mi majeur ; en fa mineur op. 70 n° 2 ; en la bémol majeur op. 64 n° 3 ; en ré bémol majeur op. 64 n° 1 ; en la mineur op. 34 n° 2 ; en mi mineur) que mercredi 28 mai, Trifonov s’est comporté comme un terroriste. Je ne vois pas d’autres termes pour qualifier ce que j’ai écouté ce soir-là. Comment qualifier en effet une opération qui consiste à imposer des versions aussi ouvertement difformes, grotesques, caricaturales, inconcevables, inaudibles, de ces chefs-d’œuvre immortels, où s’épanche une âme en quête d’alliance ? Car pris en otage de cette horreur, on ne pense pas spontanément à une pathologie, victime que l’on est pour de bon, de cette expérience en laboratoire, qui m’évoque surtout la scène de torture subie par Alex, le personnage principal du film Orange mécanique de Stanley Kubrick, condamné à rester les yeux ouverts, paupières épinglées tout en subissant une lobotomie, électrodes vissées sur le crâne, et forcé à regarder des images d’horreur diffusées sur fond de la Neuvième de Beethoven.

Nous voilà donc collectivement autant qu’individuellement entraînés dans le cauchemar d’un esprit malade décidé à se soulager sur une part du patrimoine musical de l’humanité. Une expérience limite, que d’être plongé dans un tel scénario car juste après l’amorce de la Valse en mi majeur (Trifonov, fin dialecticien, avait décidé d’encadrer son « bouquet », par les deux Valses en mi : majeur et mineur), dont la délicatesse proverbiale se retrouve scandée à coups de canon, sur un clavier imprécis. Et on comprend dès lors ce qui va se confirmer tout le long du « bouquet » : Trifonov n’a pas seulement choisi d’indexer ces valses à des tempos inconcevables, précipités jusqu’à la nausée, il a aussi choisi de ne pas jouer en mesure. Je pense un moment à une caméra cachée, je me dis que soit le producteur va venir sur scène pour saluer la performance du comédien, soit ledit comédien à bout de blagues, avouera lui-même son forfait potache. Mais non, ce n’est que l’amorce du calvaire – « et ça continue encore et encore, c’est que le début, d’accord d’accord », aurait dit Cabrel. Les émois voilés de la Valse en fa mineur sont tous entonnés fortissimo ; le rubato y devient un parcours jazzé où quelques notes se retrouvent englouties. Je regarde le malfaiteur, je crois le voir baver. Bouche ouverte, il râle. Je me dis « c’est la fin, pour lui comme pour nous ». Mais non. Il m’aura fallu endurer encore la mutation de la pure merveille de la Valse en la bémol majeur (op. 64, et pas 69), en une ritournelle hystérisée, un vague air finalement assez ridicule. Là est le prodige, réussir à transformer une musique divine en une horrible soupe sonore : il faut reconnaître ici à celui qui parvient à défigurer avec une telle discipline la beauté elle-même, ce magistère en laideur, cette expertise en absurdité et cette science de la vulgarité revendiquée, tapageuse comme des injures hurlées par un dément. Il me fallait encore endurer l’horrible mutation subie par la délicieuse Valse en ré bémol majeur, dite « Valse du petit chien » (et dans une expression plus malheureuse, « Valse minute »), cette merveille que la légende attribue au spectacle du petit chien de George Sand observé par Chopin qui voulut reproduire son tournoiement : cette chose délicate et adorable entre toutes était devenue sous les doigts de Trifonov une épouvantable danse de Saint-Guy, où le petit chien en question serait sous ecstasy. Toujours en dehors de la mesure, il n’y a plus là aucune mimèsis du tournoiement, mais l’écoulement inexorable d’un mal purulant, sorte de flux diarrhéique où on ne reconnaît même plus ni la mélodie, ni le rythme ni l’effet initialement prévu par Chopin, décidément première victime expiatoire des méfaits du malfaiteur. On ne s’étonnera pas, dans ce contexte où rien ne devait être épargné à personne, que la discrète mélancolie de la Valse en la mineur op. 34 connaisse le même sort, d’un saccage impudent qui cette fois-ci, prenait les allures d’une extinction du toucher lui-même, Trifonov recommençant à manger les notes, mais en frôlant à peine le clavier dont émanaient de rares sons évanescents. Mais surtout, ne croyez pas là en un effet de retrait : les yeux fermés (enfin) et la bouche toujours ouverte, l’individu bronchait à peine. À nouveau, j’ai cru, naïf, à une libération prématurée : « il s’est endormi » me suis-je dit, en pariant que le public s’en apercevrait alors. Mais non, cet assoupissement fut de courte durée, le temps d’achever la valse et d’enchaîner (sans la moindre transition, je le redis et le souligne), et de ruiner l’élégant panache de la Valse en mi mineur en livrant en deux minutes dix environ une composition qui dure trois minutes, si on a le souci de l’énoncer correctement. Peut-on encore à vrai dire parler de « tempo » dans ce cas ? Les traits forte devenus hurlements, la conclusion aux allures d’exclamation fière devenue effrayante crispation. Sans doute la hâte ressentie vers quelque ravitaillement clandestin, raidit les bras du prétendu pianiste qui je l’ai dit, se lèvera violemment et se précipitera vers les coulisses, ses abîmes. La salle Pierre Boulez n’aura jamais aussi bien porté son nom.

Devant cette perdition accomplie au su et au vu de tous, le réflexe grégaire d’un public qui applaudit est une blessure suprême. Il dit une inconscience, sans aucun doute une inculture mais surtout, à mon sens, une lâcheté collective. D’emblée, pris dans cette ambiance folle d’un public aveugle et sourd, je pensais à cette fresque définitive des pièges circulaires de la notoriété qui créent pas à pas autour des êtres une indistinction digne en effet de la cécité : Tom Wolfe avait décrit dans Le bûcher des vanités ce fonctionnement inconscient du renom qui lamine la lucidité. Malhabile peut-être dans mon imprécation adressée pour le moins à mes voisins de rangée, j’ai en fait été pris de terreur devant ces applaudissements mécaniques. Naguère, dans un temps que je n’ai même pas connu personnellement mais dont j’ai lu bien des témoignages, on « huait », pour exprimer son désaccord avec un spectacle, voire son indignation, quand on avait encore de quoi huer, à savoir une culture minimale induisant une connaissance de la musique, et quand on avait encore le sens d’une dignité suffisante. Un public qui aurait hué collectivement (ou en nombre suffisant) Daniil Trifonov ce soir-là, lui aurait rendu service. Aujourd’hui entre deux avions, deux chambres d’hôtels et deux salles de concerts, il est déjà loin et poursuit son parcours tragique. Je souhaite surtout qu’il puisse au moins interrompre sa carrière pour s’occuper de son équilibre, sous les conseils avisés de ceux qui auront face à lui le courage de la lucidité, l’extirpant pour un temps des serres des producteurs, labels et autres impresarios de bas étage qui ne voient en lui qu’une source de profits. Pour que l’enfant de Novgorod distingué au Concours Tchaïkovsky et troisième prix au Concours Chopin, ne soit pas qu’une variable d’ajustements dans des calculs de boutiquiers. Pour qu’on prenne en compte qu’à 33 ans, il est déjà à bout de souffle. Pour qu’on arrête d’attribuer à une originalité ontologique ou un égo surdimensionné ce qui est une dérive manifeste, avancée et dangereuse. Pour qu’on n’attende pas qu’il s’effondre pour de bon, et qu’on apprenne par des médias simulant l’étonnement, que l’un des poulains de la Deutsche Grammophon (qui entre temps s’est recyclée dans les jeunes coréens photoshopés sur les pochettes) ne pourra plus rien pour le système qui aujourd’hui le pressure. Alors, passées la fureur et l’indignation, une semonce indispensable aura alerté, rappelant que la dérive d’une prétendue « star internationale du piano » n’est pas un spectacle. Pour reprendre les mots de Césaire dans son Cahier d’un retour au pays natal : « Un homme qui crie n’est pas un ours qui danse. »