Yunchan Lim
Yunchan Lim © Richard Rodriguez

L’art et la manière : Saint-Saëns paganiste

La « Symphonie avec orgue », n° 3 en ut mineur op. 78 est finalement, typique de ces « proportions cachées » qui fondent selon moi l’importance de l’œuvre de Saint-Saëns, à condition qu’on y soit attentif. Il s’agit en fait des soubassements esthétiques de cette musique, auxquels on n’accorde pas selon moi l’attention nécessaire et qui pourtant, motivent une bonne part de la postérité protéiforme de ce vrai génie de la musique française, avec Berlioz. C’est peut-être en prenant conscience de l’ambition souterraine de ce chef-d’œuvre absolu (qui entre à mes yeux dans le triptyque de tête des apports français à l’art symphonique, avec la Symphonie fantastique de Berlioz et la Symphonie en ré mineur de César Franck) qu’on est à même d’en apprécier la grandeur, mais aussi de déjouer une sorte de dédale des apparences. Car si on a souvent souligné la dimension spirituelle de cette symphonie, en grande partie fondée sur une sorte d’itinéraire des abîmes vers la lumière du finale, avec en pivot thématique l’intervention du motif grégorien du Dies Iræ dès le premier mouvement, il me semble qu’on ne va pas en général jusqu’au bout de l’analyse. On a ainsi souvent observé que ce motif cyclique (dans le droit fil de Berlioz et des poèmes symphoniques de Liszt) innervait en soi la conquête de la lumière, mais ce faisant on a tôt admis ce processus dans une acception religieuse. Or, conformément à l’identité profondément agnostique de Saint-Saëns, conformément aussi à cette sorte de quête de l’immanence qui caractérise son œuvre entière (un rapport à la nature et à l’élan vital qu’on retrouve entre autres dans sa veine exotique), on n’a pas noté suffisamment à mon avis, ce qu’il pouvait y avoir précisément, de presque paganiste dans l’inversion en quelque sorte du motif du Dies Iræ. Son exposé initial solennel, repris dans le Maestoso, est en fait l’objet d’un singulier dépassement de l’effroi auquel est normalement associé le motif. Dans cette transformation thématique (j’allais dire dialectique), tout se passe comme si la menace de la colère de Dieu se trouvait être transcendée par l’extase qu’ouvre le fameux accord gigantesque de l’orgue. Cet accord est finalement double : musical, il est aussi un accord ontologique avec le monde, une manière de conciliation. Entre temps, le Scherzo aux accents de marche héroïque (on y pressentirait presque le Dvorak de la Symphonie du Nouveau Monde) aura parachevé la transformation de l’ambiance noire du début, en une conquête en effet inexorable. Si bien que quand le Dies Iræ fait son retour dans le Maestoso, plus rien ne peut résister à cette lumière qui désormais inonde l’orchestre, et la mutation (inversion) du motif est selon moi assez manifeste pour s’abstenir d’y voir cette marche paganiste sollicitant puis obtenant l’accord final. La Symphonie « avec orgue » de Saint-Saëns tient en cela une bonne partie de son allure, de l’esthétique du poème symphonique dans laquelle Saint-Saëns s’était lui-même tant illustré, et on pourrait dire qu’ici, la narration est philosophique (comme dans la Symphonie alpestre de Strauss).

C’est cette lecture tout en contrastes, en couleurs et en relief que donnait à entendre Klaus Mäkelä à la tête de l’orchestre de Paris. Ce chef est un passionné de la narration musicale, on l’aura compris depuis qu’il déploie sur la Philharmonie le ressort de lectures habitées et dynamiques des partitions symphoniques qu’il aborde. Au point qu’on peut même concevoir dans cet aspect, l’une des caractéristiques de son style de direction par ailleurs si soigné, si soucieux du détail des pupitres et du « liant » de la masse. Il faut dire que ce soir-là, il était singulièrement aidé non seulement par un orgue superlatif de la Philharmonique aux mains de l’excellente Lucile Dollat, mais aussi d’un violon solo invité pour l’occasion, l’excellentissime Andrea Obiso, issu de la prestigieuse Accademia Nazionale di Santa Cecilia italienne.

Un plaisir et un privilège d’apprécier l’énergie rare de ce véritable Konzertmeister, se comportant comme tel, et comme tel transmettant avec un surcroît d’efficacité les sollicitations du chef – en l’occurrence, l’orchestre de Paris bénéficiait à travers cet apport inestimable, du même privilège que le Philharmonique de Radio France, depuis qu’il s’est doté de cet autre chef de troupe qu’est Nathan Mierdl. En somme, tous les astres étaient résolument alignés en cette soirée du 5 juin, concert mémorable, le lieu et la formule, l’art et la manière.