La « musique savante libanaise » à l’épreuve d’une modernité imposée
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L’interaction entre héritage et création musicale constitue l’un des fondements théoriques majeurs de la musicologie comparée. Deux régimes de pensée musicale se distinguent : les approches traditionnelles reposent sur la transmission de modèles hérités, soit dans une logique de reproduction littérale propre à la tradition populaire, soit dans une dynamique d’innovation interne aux cadres établis caractéristique de la tradition artistique ; à l’opposé, le paradigme moderniste revendique une rupture avec ces continuités en favorisant des formes de métissage entre éléments grammaticaux musicaux locaux et d’autres, occidentaux. Le surgissement d’un tel paradigme moderniste inscrit la réflexion dans une perspective diachronique, dans la mesure où il anime l’histoire de la musique en Europe depuis le schisme de 1054. La tradition occidentale s’est ainsi structurée autour de la succession d’écoles historiques, assimilables à des dialectes musicaux développés au sein d’une même langue polyphonique tonale. À l’inverse, les cultures musicales d’Asie occidentale et du bassin méditerranéen méridional sont demeurées fidèles à leurs paradigmes traditionnels jusqu’à la Première Guerre mondiale, la diversification stylistique se faisant dans une perspective géoculturelle synchronique.
Courant endogène de la Nahda
Partant de la théorisation élaborée par Albert Hourani (1915-1993) de la Nahda en courants endogène versus exogène, Nidaa Abou Mrad identifie le courant endogène de la renaissance musicale arabe à une réactivation, par les acteurs culturels, du paradigme de renouveau endotraditionnel. Ce processus s’est appuyé sur l’herméneutique et la création à partir des modèles hérités, en réaction à l’incursion de la modernité européenne sur le territoire du Mashriq, en réactivant et métissant entre eux les gènes créatifs des traditions musicales monodiques modales propres à cette région. Le courant exogène, quant à lui, se manifeste par une hybridation entre ces éléments monodiques modaux traditionnels et des éléments harmoniques tonals occidentaux, accompagnée de l’adoption des paradigmes grammaticaux et esthétiques occidentaux par une frange de la nouvelle classe moyenne levantine et ses élites intellectuelles. Et cela, en guise de modernité non pas endogène, mais empruntée à une autre culture, considérée abusivement par les élites levantines comme un modèle universel du progrès musical. Avant la Première Guerre mondiale, la Nahda musicale endogène contribue à la mise en place d’une grande tradition artistique monodique modale dans les villes du Levant et d’Égypte, incarnée notamment par l’école du grand chanteur et compositeur égyptien Abdu al-Hamuli, tradition amplement étudiée par Frédéric Lagrange.

Modèle de progrès
Toujours selon Nidaa Abou Mrad, cette dynamique atteint néanmoins un peu trop tard le territoire du Liban rural de la Mutassarifiya pour permettre à la tradition musicale artistique du Levant de s’affirmer pleinement, sur le territoire du Grand Liban, en tant que seule musique d’art légitime de cette nouvelle entité politique. Agissant selon les principes mêmes du colonialisme, le Mandat français, une fois instauré au Levant, n’a alors de cesse de favoriser l’adoption, par la société locale, des expressions culturelles allochtones européennes, et d’encourager leur développement au détriment du développement endogène et légitime des formes culturelles autochtones, comme le démontre Diana Abbani. Cette politique culturelle prolongée tout au long du XXe siècle a conduit les élites autochtones occidentalisées à ériger la musique polyphonique tonale européenne en modèle exclusif de progrès, imposant dès lors aux traditions musicales monodiques modales locales un schéma d’acculturation forcée, fondé sur une norme importée.
« Musique savante libanaise »
Or, cette politique d’imposition du modèle occidental, présentée comme un progrès inévitable, dissimule en réalité une forme de darwinisme culturel : elle efface systématiquement des grammaires musicales d’une grande richesse et porteuses de sens pour l’humanité, sous le seul prétexte d’une modernité uniformisante. Ce constat impose de réexaminer la notion même de « musique savante libanaise » selon une double approche, identitaire et musicologique, afin de remettre en lumière une tradition artistique autochtone que l’on a trop longtemps marginalisée au profit d’un héritage allogène. D’un point de vue identitaire, le Liban, en tant que pays du Levant, ne saurait être arraché à son territoire culturel pour être artificiellement greffé à l’Occident dès 1920, sous couvert d’ouverture, de dialogue des cultures ou d’idéologies évolutionnistes appliquées à l’art. Si l’on prend pour cadre de référence le courant endogène de la Nahda, la musique savante libanaise s’identifie, a priori, à la musique d’art traditionnelle qui s’est développée sur le territoire libanais durant cette période, et qui a donné lieu à une théorisation écrite, notamment par le musicologue libanais Mikhaïl Petraki Machaqa (1800-1888). Cette tradition a été préservée et transmise grâce aux enregistrements sur disques 78 tours de Muhyiddîn Baayoun (1868–1934), Farjallah Bayda (1880–1933), Mitri al-Murr (1880–1969), Marie Jubran (1911–1956), ainsi que d’autres chanteurs et instrumentistes du Grand Liban.
La Fondation AMAR, dédiée à l’archivage et la recherche sur la musique arabe, consacre deux épisodes (en arabe) de son podcast à Muhyiddîn Baayoun, chanteur libanais et virtuose du buzuq (luth à long manche emblématique du Levant), surnommé le « Rossignol de Beyrouth ». Ces épisodes sont enrichis d’extraits rares tirés de ses enregistrements d’époque : Muḥyiddīn Ba‘yūn 1, Min Al Tarikh (5/8/2014) et Muḥyiddīn Ba‘yūn 2, Min Al Tarikh (5/15/2014).

Quant aux tentatives de métissage entre cette tradition monodique modale et la grammaire polyphonique européenne, elles relèvent, dans l’état actuel des choses, soit de l’expérimentation compositionnelle, soit de la musique de variété. Et cela, tant qu’aucun compositeur libanais n’aura véritablement fait école en produisant une musique contemporaine digne de ce nom, conforme aux exigences esthétiques européennes actuelles, tout en s’ancrant authentiquement dans les traditions musicales du Levant, sans sombrer dans l’anecdotique d’un « Hi ! Kîfak ? Ça va ? Ciao ! ». Ces considérations appellent à un réexamen approfondi de l’histoire musicale du Grand Liban, devenu République libanaise, à partir de la problématique fondatrice du Conservatoire national de Beyrouth. Ce vivier culturel trouve en réalité son origine dans cet imbroglio, à la fois idéologique et institutionnel, né il y a un siècle de la volonté délibérée et conjointe de la puissance mandataire et de la direction du Conservatoire, qui, sous couvert de progrès et d’ouverture, ont entrepris d’éclipser, voire de remplacer, la pratique de la musique d’art autochtone. Ce projet d’acculturation forcée s’est concrétisé par une substitution systématique : d’abord par l’introduction de la musique d’art allochtone, ensuite par une créolisation hâtive et déséquilibrée entre les deux systèmes musicaux – tonal européen et modal levantin -, donnant lieu à des expérimentations de qualité inégale, ou à une musique de consommation devenue aujourd’hui dominante.
Références bibliographiques
Abbani, Diana, 2019, Wadī’ Ṣabrā et le modernisme musical au Liban durant la période du mandat français, Revue des traditions musicales, n° 13, Musicologie francophone de l’Orient, Geuthner et Éditions de l’Université Antonine, p. 115-126.
Abou Mrad, Nidaa, 2016, Éléments de sémiotique modale. Essai d’une grammaire musicale pour les traditions monodiques, Paris et Hadath-Baabda, Geuthner et Éditions de l’Université Antonine.
Abou Mrad, 2022, L’empreinte francophone dans la musicologie libanaise : esquisse d’une dactyloscopie épistémologique franco-levantine, musicologies francophones et circulation des savoirs en contextes multiculturels, Achille Davy-Rigaux, Catherine Deutsch, Hamdi Makhlouf, Anas Ghrab (dir.), Tunis, Centre des Musiques Arabes et Méditerranéennes, Éditions SOTUMEDIAS, p. 201-230.
Hourani, Albert, 1962, Arabic Thought in the Liberal Age 1798-1939, London, Oxford University Press.
Lagrange, Frédéric, 1994, Musiciens et poètes en Égypte au temps de la Nahda, thèse de doctorat (n. p.), Université de Paris VIII, Saint-Denis.
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