Antonín Dvořák (1841-1904)

Au milieu du XIXe siècle, l’Europe musicale est dominée par les héritiers du romantisme allemand, dont les modèles esthétiques, de Beethoven à Wagner, structurent les attentes formelles et expressives de la musique d’art occidentale de l’époque. Tandis que Vienne demeure le pôle central de la tradition symphonique, Paris s’impose comme la nouvelle scène du « grand opéra », et l’Italie, fidèle à sa veine lyrique, perpétue la tradition du bel canto avant de se démarquer par le style verdien. Toutefois, à la périphérie de ces centres dominants, plusieurs foyers nationaux émergent, revendiquant une identité musicale propre, fondée sur les langues, rythmes et modes populaires. La musique devient alors l’expression d’un peuple, et non plus seulement d’un individu. Paul-François Dubois (1793-1874) exprimait, dès 1824 dans Le Globe, cette aspiration à une liberté créative conjuguée à un « respect du goût national ». C’est dans ce contexte de redéfinition des appartenances culturelles par la musique que s’élabore, en Bohême, l’œuvre d’Antonín Dvořák (1841-1904), à la fois inscrite dans un universalisme formel, hérité du classicisme viennois, et d’un dialecte musical national fondé sur la stylisation du matériau populaire. En effet, loin de se limiter à une restitution des rythmes et tournures slaves, il a intégré ces éléments dans une architecture compositionnelle d’une rigueur contrapuntique et formelle qui démontre une parfaite maîtrise des modèles beethovéniens, schubertiens et surtout brahmsiens, dont l’influence fut décisive dans sa formation et sa reconnaissance internationale.

Ce syncrétisme stylistique, parfois qualifié à tort de « conservatisme », constitue au contraire le socle d’une pensée musicale résolument moderne dans sa manière d’articuler tradition et identité. En ce sens, Dvořák n’est ni l’héritier de Bedřich Smetana (1824-1884), dont le nationalisme musical s’inscrit dans une volonté de rupture avec les modèles dominants, ni un précurseur direct de Leoš Janáček (1854-1928), dont le langage musical se nourrit directement de la prosodie populaire morave. Il fraie ainsi une voie très singulière, celle d’un compositeur pour qui l’idée de nation ne s’oppose pas à l’universel, mais en constitue l’un des vecteurs. En transposant les couleurs du folklore dans les formes classiques héritées de la tradition européenne, Dvořák donne à la musique tchèque une portée nouvelle, à la fois enracinée et pleinement lisible à l’échelle internationale.

La présente analyse, nourrie notamment des travaux du musicologue américain, David Beveridge, dont l’apport critique sur la réception et les enjeux esthétiques de l’œuvre dvořákienne reste fondamental, se propose d’interroger les mécanismes par lesquels le compositeur tchèque a élaboré un langage national autonome sans jamais renoncer aux exigences de la forme. Ce faisant, elle invite à relire Dvořák comme l’un des rares compositeurs à avoir su penser la modernité musicale depuis les marges géopolitiques de l’Europe.

Ambivalence nationaliste

Dvořák se distingue par la complexité de son rapport à la notion de nationalisme musical, souvent caricaturée. Bien que son nom soit indissociable du nationalisme tchèque émergent à la fin du XIXe siècle, sa démarche dépasse largement la simple revendication identitaire. Aux côtés de Smetana, Janáček et Bohuslav Martinů (1890-1959), il figure parmi les piliers de cette école musicale qui s’épanouit après la défaite des Habsbourg face aux Prussiens en 1866. Toutefois, la paternité de ce courant est généralement attribuée à Smetana, qui, plus âgé et plus affirmé dans sa posture patriotique, compose le premier opéra national tchèque célèbre, La Fiancée vendue (1866), ainsi que le cycle de six poèmes symphoniques, Má vlast (1874-1879), profondément imprégnés du folklore bohémien. Dvořák, quant à lui, adopte une position plus nuancée, presque en retrait vis-à-vis des injonctions nationalistes. « Smetana avait dix-sept ans de plus que Dvořák et avait une longueur d’avance encore plus grande pour se forger une réputation de compositeur. Il s’est consciemment présenté comme un compositeur nationaliste tchèque, ce que n’a pas fait Dvořák. En fait, ce dernier s’est présenté comme tel, encore moins qu’on ne le pense », explique David Beveridge, dans un entretien accordé à l’auteur de ces lignes.

Cette distance se manifeste clairement dans le choix des titres des œuvres et dans la manière dont le compositeur utilise le folklore, qui n’est jamais reproduit de façon littérale, mais transformée au sein d’une structure musicale savante. Par exemple, la Suite pour orchestre en ré majeur (1879), aujourd’hui largement connue sous le nom de Suite tchèque, ne porte ce titre ni sur le manuscrit du compositeur, ni dans sa publication originale. De même, les Duos moraves (1875-1881) ne se réclament moraves qu’en raison des textes empruntés à des chansons folkloriques moraves, tandis que « la musique est entièrement celle de Dvořák », selon le musicologue américain. Cette posture traduit une orientation artistique où l’essentiel n’est pas la revendication nationaliste au sens militant, mais l’intégration de matériaux vernaculaires dans une syntaxe musicale intelligible à l’échelle européenne.

Dvořák – Suite tchèque, op. 39, B.93 : II. Polka (Allegretto grazioso), interprétée par l’Orchestre symphonique de Detroit sous la direction d’Antal Doráti (Decca, 1981).

La vidéo ci-dessous permet d’écouter un extrait particulièrement représentatif de l’interprétation du Duo morave « Možnost » (Op. 38, B. 69) par Simona Šaturová (soprano) et Markéta Cukrová, (Markéta Cukrová) accompagnées au piano par Vojtěch Spurný sur le Bösendorfer de Dvořák, voix naturellement appariées et pianisme sensible, parfaitement en phase avec l’esprit intime et champêtre de la musique de Dvořák, loin de toute mièvrerie sentimentale.

Dvořák – Duo morave « Možnost », interprété par Simona Šaturová (soprano), Markéta Cukrová (mezzo-soprano), accompagné au piano par Vojtěch Spurný (Supraphon 2018).

Syncrétisme assumé

L’œuvre de Dvořák révèle un langage musical nourri d’un syncrétisme assumé, où se croisent les héritages germaniques, notamment ceux de Beethoven, Schubert et Brahms, et les dialectes slaves, mais également des résonances françaises, italiennes (dans la vocalité mélodique), et plus tard afro-américaines et amérindiennes, intégrées notamment lors de son séjour aux États-Unis. Comme le souligne David Beveridge, Dvořák a composé un très grand nombre d’œuvres « merveilleuses à tous les égards », tant pour leurs qualités mélodiques et orchestrales (souvent célébrées) que pour leur rigueur dans le développement thématique, la maîtrise du contrepoint, la richesse rythmique et l’équilibre formel. Il n’en reste pas moins que le compositeur a également produit des œuvres moins abouties, voire maladroites, que Beveridge qualifie de « médiocres ou même terribles », tout en insistant sur leur intérêt en tant qu’« expériences » musicales. Ce constat révèle une dimension fondamentale de l’esthétique dvořákienne : son art est en perpétuelle exploration, à la recherche de configurations expressives nouvelles, parfois à la limite de la rupture stylistique.

Le charme immédiat de la musique de Dvořák tient souvent à ses lignes mélodiques éloquentes, à une écriture rythmique inventive, marquée par les syncopes, les accentuations irrégulières, ou encore les danses ternaires, et à une orchestration contrastée, toujours au service d’un imaginaire évocateur. Ses œuvres se distinguent par une large palette expressive : les élans populaires et festifs, frôlant parfois l’euphorie pastorale (comme dans la Symphonie n° 8 en sol majeur op. 88 [1889], le Quatuor à cordes n° 12 en fa majeur op. 96, dit Américain, [1893] ou les Danses slaves op. 46 [1878] et op. 72 [1886]), côtoient des pages d’une intensité lyrique soutenue et d’une profonde dimension spirituelle (Symphonie n° 7 en ré mineur op. 70 [1885] ; Requiem op. 89 [1890] ; Trio pour piano et cordes n° 3 en fa mineur op. 65 [1883] ; Stabat Mater op. 58 [1877]).

Dvořák – Symphonie n° 8, interprétée par l’Orchestre symphonique de la radio de Francfort, dirigé par Manfred Honeck.
Dvořák – Quatuor à cordes en fa majeur « Américain », op. 96, interprété par le Pavel Haas Quartet.

Plus surprenante encore est la capacité de Dvořák à s’aventurer en marge des conventions harmoniques et formelles de son temps. Certaines pages reflètent un esprit novateur qui préfigure, par moments, les audaces du XXe siècle (dont la pertinence n’a pas toujours résisté à l’épreuve du temps, faut-il le souligner). David Beveridge en donne une illustration frappante : « Personne ne devinerait que le Quatuor à cordes n° 4 en mi mineur/si majeur (1870) a été écrit par Dvořák ; il ressemblerait plutôt à Verklärte Nacht, ou La Nuit transfigurée op. 4 (1899), composée par Schoenberg près de trente ans plus tard. » Ce quatuor, longtemps resté dans l’ombre, dévoile une densité chromatique, une architecture dramatique et une expressivité exacerbée qui contrastent fortement avec l’image souvent folklorique du compositeur. Il en va de même pour certaines pièces de musique de chambre méconnues, où l’instabilité tonale et l’ambiguïté modale défient les schémas traditionnels. Ce caractère expérimental contribue à faire de Dvořák un compositeur à la fois accessible et profondément sophistiqué, dont l’œuvre, à bien des égards, anticipe les mutations du langage musical au tournant du XXe siècle.

Dvořák – Intégrale des Quatuors à cordes, interprétés par le Panocha Quartet.

Vent de fraîcheur

Si le compositeur tchèque s’inscrit dans la continuité du haut classicisme par l’adoption des formes traditionnelles, notamment la forme sonate, le rondo et les variations, il parvient cependant à renouveler ces structures établies par un usage original et profondément enraciné dans la tradition musicale autochtone. En effet, il remplace le scherzo classique par une stylisation du furiant, danse folklorique caractérisée par ses rythmes ternaires syncopés et son énergie rythmique explosive, insufflant ainsi une couleur nationale et une vivacité inédite au cycle sonate. De même, il substitue au mouvement lent traditionnel une dumka, forme slave empreinte d’une mélancolie alternant avec des élans passionnés, qui confère à ses œuvres une expressivité contrastée et un profil émotionnel nouveau. Par ailleurs, il joue un rôle déterminant dans le développement des genres vocaux majeurs en musique tchèque, posant les bases d’une tradition nationale solide autour de la cantate et de l’oratorio. Sa contribution dépasse le simple territoire national, puisqu’il fut le premier à populariser largement l’école musicale tchèque auprès du public européen, à une échelle bien plus importante que ses prédécesseurs et contemporains, dont Smetana et Janáček. David Beveridge souligne que cette reconnaissance internationale s’explique en partie par la diversité stylistique et générique de l’œuvre de Dvořák : il compose dans une multitude de genres (symphonies, musique de chambre et œuvres chorales) proposant ainsi un répertoire diversifié capable de toucher un large éventail d’auditeurs. Sa musique chorale, souvent fondée sur des textes liturgiques latins plutôt que tchèques, favorise également une réception plus aisée hors du contexte national. De plus, le soutien décisif de Johannes Brahms, figure influente de la musique germanique, a contribué à propulser sa carrière sur la scène internationale.

Perpétuelles métamorphoses stylistiques

La trajectoire artistique de Dvořák, qui s’étend sur près d’un demi-siècle, a été marquée par de perpétuelles métamorphoses stylistiques. Sa formation initiale est profondément marquée par la sensibilité néoromantique germanique, particulièrement celle de Wagner, ainsi que par l’innovation harmonique et formelle de Franz Liszt (1811-1886). Ces influences transparaissent dans ses premières œuvres lyriques et de chambre, telles que son opéra Alfred (1870), Le roi et le charbonnier (1871), ainsi que les quatuors à cordes nº 2, 3 et 4 (1868-1870). À partir de la seconde moitié des années 1870, le compositeur opère un tournant décisif en s’orientant vers un style national, hérité de l’œuvre fondatrice de Smetana. Ce nouvel ancrage trouve une expression pleinement assumée dans des partitions majeures, telles que le Stabat Mater, les Danses slaves, le Quatuor à cordes nº 10 en mi bémol majeur, op. 51 « slave » (1879), le Concerto pour violon en la mineur, op. 53 (1879), ainsi que les Symphonies nº 6 (1880), 7 et 8. Par la suite, son séjour américain marque une inflexion décisive dans sa vision stylistique. Ce tournant, souvent désigné sous l’appellation de « style américain », se distingue par une assimilation structurée et subtile de matériaux issus des musiques afro-américaines (notamment les spirituals) et amérindiennes, dont Dvořák perçoit les potentialités mélodiques comme des fondements pour une musique nationale américaine. Ce syncrétisme, jamais mimétique mais filtré à travers son langage personnel, irrigue certaines de ses œuvres majeures, au premier rang desquelles la Symphonie n° 9 en mi mineur, op. 95, dite Du Nouveau Monde (1893), véritable manifeste orchestral de cette esthétique nouvelle. Le Quatuor à cordes n° 12 en fa majeur, op. 96, et le Concerto pour violoncelle en si mineur, op. 104 (1894), sont le fruit cette fécondation croisée, alliant un sens raffiné de la forme classique à une expressivité nourrie de tournures modales et rythmiques exogènes. Cette dernière phase se prolonge dans l’univers lyrique, où Dvořák élabore une synthèse ultime entre lyrisme tchèque et drame romantique européen : Rusalka (1900), sommet de poésie et de couleur orchestrale, contraste avec Armida (1903), tentative ambitieuse mais moins aboutie de renouer avec l’épopée héroïque.

Dvořák – Symphonie n° 9 « Du Nouveau Monde », interprétée par le New York Philharmonic, dirigé par Leonard Bernstein (Sony, 1962).

Il est remarquable que Dvořák, après l’achèvement de sa Symphonie n° 9, ait délaissé le genre symphonique, alors qu’il lui restait plus d’une décennie de vie créatrice. « Dvořák l’a appelé Du Nouveau Monde comme une sorte de salut à l’Europe, étant donné qu’il l’a composé dans le Nouveau Monde, mais également en raison de son inspiration par la musique afro-américaine et la légende amérindienne (Le Chant de Hiawatha) ; il la sentait ainsi différente de ses œuvres antérieures », explique le musicologue américain. Ce retrait de la sphère symphonique coïncide avec un recentrage sur l’écriture dramatique et une exploration plus narrative du matériau orchestral à travers le poème symphonique, médium auquel il confère une richesse formelle et une expressivité inédite dans son catalogue.

Cela dit, Dvořák aura inauguré une voie médiane dans la modernité musicale : ni centrée, ni périphérique, mais stratifiée, poreuse et profondément dialogique.