Cet article a été initialement publié dans L’Orient-Le Jour le 10 septembre 2020.
« Si tu veux contrôler le peuple, commence par contrôler sa musique », écrivait Platon il y a plus de deux millénaires dans La République, son ouvrage le plus célèbre et l’un des fondements de la pensée occidentale. Avant-gardistes, les musiciens, compositeurs, interprètes et théoriciens, ces dénicheurs du sublime, ont, au fil des siècles, élaboré un savoir musical exigeant, garant d’une continuité durable. Les étincelles éparses de ces artistes, reflets de l’hétérogénéité des sociétés, se sont dispersées ici et là, donnant naissance à des traditions et des écoles diverses, toutes interconnectées, car en musique, rien ne naît d’une mutation soudaine : tout procède de la transmission. Aujourd’hui, un siècle après la proclamation du Grand Liban, la musique semble flétrie, reléguée au profit du commun et du trivial. Face à cette décadence, voire à cette dégénérescence, que traverse notamment le pays, un retour aux sources apparaît plus que jamais nécessaire pour tenter de répondre aux nombreuses questions restées en suspens. Nidaa Abou Mrad, doyen de la faculté de musique et musicologie de l’Université Antonine (UA), ainsi que la musicographe libano-française Zeina Saleh Kayali*, apportent des éléments de réponse, ancrés dans l’histoire, qui permettent de décrypter le présent et d’entrevoir les possibles du futur.
Des projets de Nahda musicale à base de métissages
« À l’instar de la genèse du Grand Liban, qui a pris la forme d’un collage géopolitique de régions citadines et rurales contiguës du Levant, projet porté par le patriarcat maronite et mis en œuvre par la puissance mandataire, l’essor de la vie musicale de cette nouvelle entité en 1920 s’identifie à la mise en place d’un patchwork de plusieurs pratiques musicales traditionnelles, liées à des groupes communautaires », explique minutieusement Nidaa Abou Mrad. Il précise que, tout comme les courants politiques apparus à cette époque avec leurs ambitions de renaissance fédératrice – prenant la forme de nationalismes parfois contradictoires (libanais, syrien, arabe) – des projets de nahda musicale fondés sur le métissage ont vu le jour sur ce nouveau territoire culturel. Ces démarches esthétiques analogues aux visions politiques ont, sur le long terme, connu des échecs comparables à ceux qui ont affecté le destin du Liban. Pour mieux illustrer sa pensée, l’exigeant professeur universitaire propose de revenir sur certaines notions fondamentales afin de comprendre pourquoi ces processus de métissages musicaux s’apparentent à un « processus de créolisation » : « La musique peut être considérée comme un langage universel, dans la mesure où la notion de langage est définie en tant que compétence commune à tous les êtres vivants, leur permettant d’exprimer des contenus et de communiquer entre eux par des systèmes de signes à base de sons organisés. » Selon lui, ce langage universel se décline en trois systèmes, chacun propre à un contexte socioculturel déterminé : la langue musicale monodique modale, qui se manifeste en de nombreux dialectes répartis sur un vaste territoire allant du nord de l’Inde à l’Europe médiévale, en passant par l’Asie occidentale et l’Afrique du Nord ; la langue harmonique tonale, qui a donné naissance à une multitude de dialectes musicaux historiques en Europe d’abord, puis à travers le monde ; et la langue monodique pentatonique (fondée sur une échelle de cinq sons), présente sous diverses formes en Asie orientale, en Afrique et en Océanie. Une fois cette parenthèse refermée, Nidaa Abou Mrad poursuit en précisant que chacun de ces trois systèmes possède sa propre grammaire. Ainsi, la créolisation musicale peut être définie comme un processus de métissage entre dialectes musicaux, débouchant sur la création d’un dialecte créole : « Lorsque les dialectes concernés reposent sur la même grammaire, la créolisation est dite endogène et elle est féconde. Lorsque la créolisation opère sur un métissage entre deux grammaires musicales radicalement différentes, elle est dite exogène. » Et d’ajouter, avec un brin de sarcasme : « Elle peut difficilement aboutir à autre chose que des résultats anecdotiques du style : Hi ! Kîfak ? Ça va ? Ciao ! ».

Une imposante mentalité coloniale
Ardent défenseur de la tradition musicale artistique du Levant, Abou Mrad tient à préciser que la langue monodique modale, « dotée de sa grammaire générative extrêmement productive », a longtemps constitué la seule langue musicale d’une vaste région englobant les cultures d’Asie occidentale, de Méditerranée et d’Europe, depuis l’Antiquité jusqu’au grand schisme ecclésial de 1054. « À partir de cette date, l’Europe a imposé d’importantes mutations à la grammaire musicale du chant grégorien qui partage le même système que les chants liturgiques des Églises orientales. Cela a abouti à la naissance de la grammaire musicale tonale, avec la simplification des modes (avec notamment l’abandon des échelles à trois-quarts de ton) et l’adoption des seuls modes majeur et mineur », ajoute-t-il, sans nier que cette grammaire harmonique tonale a permis de produire les magnifiques chefs-d’œuvre de la musique savante — ou plutôt « musique d’art », comme il préfère l’appeler — européenne. Quant aux œuvres issues de la grammaire monodique modale dans les traditions asiatiques et méditerranéennes, auxquelles appartient le Liban, il estime qu’elles ne sont pas « moins magnifiques, et il est proprement inique du double point de vue esthétique et éthique d’établir une évaluation qui permettrait de considérer le système occidental harmonique tonal comme esthétiquement supérieur au système oriental monodique modal ». Et de poursuivre : « C’est cette thèse que la mentalité coloniale a tenté d’imposer aux sociétés colonisées, sachant que de nombreuses élites intellectuelles et politiques des contrées colonisées ont fait siennes cette thèse. » Avant d’étudier les conséquences « problématiques de l’adoption de cette attitude intellectuelle », il convient, selon le musicologue, de passer en revue les traditions musicales levantines qui ont façonné les pratiques musicales libanaises des années 1920. « Toutes ces traditions musicales, dont certaines remontent à l’Antiquité et au Moyen Âge, reposent sur un système mélodique modal commun et diffèrent entre elles par une rythmique tributaire de la métrique linguistique des textes chantés », explique-t-il, en soulignant toutefois que cette grammaire modale commune a trouvé son expression la plus aboutie dans la musique d’art profane des cités du Levant et d’Égypte. Elle fut théorisée par le musicologue et médecin libano-grec Mikhaïl Petraki Machaqa (1800-1888), devenu une figure intellectuelle majeure du courant de la Nahda. Ce courant musical s’est développé au Caire, mais aussi à Alep et Bagdad, où il a donné naissance à « une véritable rénovation endogène de la musique d’art du Machreq, notamment avec l’émergence de l’école du chanteur et compositeur égyptien Abdu al-Hamuli (1843-1901), qui a réalisé des créolisations fructueuses entre différentes traditions musicales antécédentes ». Et si cette nouvelle musique d’art a connu une ascension fulgurante, monopolisant les enregistrements discographiques arabes du premier quart du XXe siècle, elle a ensuite été « battue en brèche par le paradigme de l’occidentalisation, au lendemain de l’effondrement militaire et politique de l’Empire ottoman, qui a conduit à l’instauration de la musique de variété égyptienne ».

(De haut en bas, de gauche à droite) : Marie Jubran, Farjallah Bayda, Abdu al-Hamuli, Mitri al-Murr et Muhyiddîn Baayoun.
Nidaa Abou Mrad, Mikhaïl Petraki Machaqa et Albert Hourani.
Quant au Grand Liban, dont la naissance fut proclamée le 1er septembre 1920, « au moment du passage du paradigme endogène vers le paradigme exogène », Abou Mrad indique que, contrairement à l’Égypte, à la Syrie et à l’Irak, le pays du Cèdre n’a pas eu le temps de développer pleinement une musique d’art monodique modale locale, l’art musical étant naturellement citadin. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’adjonction tardive des villes de Beyrouth et de Tripoli à un Mont-Liban profondément rural est survenue trop tard pour permettre l’achèvement d’un tel processus avant l’affirmation de l’occidentalisation. « Nonobstant cette difficulté, plusieurs tentatives ont été menées par trois musiciens levantins citadins qui sont devenus citoyens du Liban en 1920 », précise-t-il. Qui sont donc les fondateurs de cette musique d’art monodique modale au Grand Liban ? Tout d’abord, le Beyrouthin Muhyiddîn Baayoun (1868-1934), chanteur et luthiste de grande envergure, qui a « développé un style beyrouthin de cantillation artistique de la qasida (influencé par la cantillation coranique et par le mawwal baghdadi) et qui a instauré un art consommé du taqsim (improvisation instrumentale de style cantillé) au buzuq ». Ensuite, le chanteur beyrouthin Farjallah Bayda (1880-1933), qui a « tenté de transformer le chant populaire levantin rural et citadin en une musique d’art libanaise, préfigurant Wadih el-Safi », s’appuyant notamment sur la compagnie de disque Baidaphone fondée par ses cousins. Jeunes et pratiquement illettrés, Boutros et son frère Gebran gagnaient leur vie comme maçons dans le quartier de Mousseitbé à Beyrouth. Encouragés par la montée en popularité de l’enregistrement phonographique et par le talent avéré de Farjallah, ses cousins décidèrent, en 1906, de créer leur propre maison de disques, en collaboration avec une société allemande qui accepta d’enregistrer et de fabriquer des disques pour eux à Berlin. De retour à Beyrouth, avec des disques prêts à la vente, les Bayda ouvrirent un petit magasin sur la place des Martyrs, au centre-ville, et commencèrent peu après à enregistrer des talents locaux, aidés par des ingénieurs européens en mission d’enregistrement périodique dans la région. Enfin, l’archonte protopsalte tripolitain Mitri al-Murr (1880-1969), l’un des plus grands chantres et compositeurs de la musique ecclésiastique rum-orthodoxe d’Antioche, mais aussi compositeur et chanteur de poèmes et d’hymnes profanes, majoritairement nationalistes (syriens et libanais), relevant généralement d’une musique d’art monodique modale levantine arabe. À l’occasion de son décès, le célèbre poète libanais Saïd Akl (1912-2014) écrivit dans le quotidien Lisan al-Hal : « Les mélodies composées par Mitri al-Murr resteront des centaines d’années dans la mémoire de chaque Libanais. » Par ailleurs, il convient, selon le chercheur en musicologie, de souligner aussi l’itinéraire d’une « très grande chanteuse beyrouthine, Marie Jubran (1911-1956), qui a su mener l’art du chant arabe issu de l’école al-Hamuli à une apogée interprétative discographique tardive au milieu d’un XXe siècle qui a rompu avec cet art. »

Wadih Sabra, le père d’une musique nationale ou de colonisation forcée ?
Aux côtés de ces tentatives d’élaboration de musique d’art libanaise levantine, se sont développées des expérie0nces de créolisation entre traditions monodiques modales et musiques occidentales harmoniques tonales. Ces initiatives, saluées par certains et décriées par d’autres, demeurent sujettes à débat. L’exemple le plus probant reste sans doute celui de Wadih Sabra (1876-1952), reconnu essentiellement – et presque exclusivement – par les Libanais comme le compositeur de l’hymne national et le fondateur de l’école de musique occidentale à Beyrouth, initialement connue sous le nom de Dar al-Musiqa, avant de devenir, en 1929, le Conservatoire national de musique de Beyrouth. La musicographe libano-française Zeina Saleh Kayali, auteure de la biographie de Wadih Sabra parue chez Geuthner en 2018, souligne « que l’on apprécie ou non la démarche de Sabra, on ne peut nier son apport à la vie musicale au Liban et son œuvre pionnière qui a donné lieu à un genre musical qui, par la suite, a été repris par Toufic el-Bacha, Toufic Succar et Boghos Gélalian. » Et, en réponse à ceux qui assimilent la musique de Sabra (qu’elle surnomme d’ailleurs « le père de la musique savante au Liban ») à une expression de la colonisation et en déprécient les intentions, elle précise : « C’est réducteur surtout que Wadih Sabra a beaucoup œuvré à valoriser la musique arabe et à démontrer son importance voire même sa supériorité sur la musique occidentale », invitant ces détracteurs à consulter les conférences du compositeur, précieusement conservées au Centre du patrimoine musical libanais (CPML) depuis 2016, pour mieux appréhender son parcours et, peut-être, éviter de proférer de tels anathèmes. Par ailleurs, il convient de relever que la LBCI (chaîne de télévision libanaise), dans le cadre de sa série de reportages intitulée Le centenaire d’une nation, a consacré un épisode au compositeur de Koullouna lil-watan (l’hymne national libanais), un épisode entaché de quelques inexactitudes qu’il serait souhaitable de rectifier. Ainsi, dans la vidéo diffusée, il a été affirmé que Sabra avait composé une œuvre intitulée Al-Makin, alors qu’il s’agit en réalité de Al-Malakaïn (« Les Deux Rois »), un opéra en trois actes sur un livret en langue arabe, achevé en 1928. De même, le reportage attribue à Sabra la composition de l’opéra Mireille, alors qu’il s’agit du célèbre opéra en cinq actes de Charles Gounod, sur un livret de Michel Carré. Sabra eut toutefois le mérite d’avoir représenté, en 1937, cet opéra – premier opéra français interprété dans son intégralité au Moyen-Orient – sur la scène du Grand Théâtre de Beyrouth, avec les élèves du Conservatoire. À cette occasion, il reçut une lettre de Madame de Lassus, fille du compositeur, le félicitant pour cette interprétation, lettre précieusement conservée dans les archives du CPML.
Selon la chroniqueuse musicale, Wadih Sabra est parvenu à mettre les outils occidentaux de l’harmonie et du contrepoint au service de l’âme orientale. « Ce courant musical a également intrigué d’autres compositeurs qui ont tenté de révolutionner le langage musical au Liban qui stagnait depuis des siècles. Certains ont réussi, d’autres ont échoué. La seule constante dont on ne peut faire abstraction est le fait que ces compositeurs ont existé. On ne peut pas les ignorer ou faire comme s’ils n’avaient pas existé », affirme-t-elle avec force, en soulignant qu’à partir de ce constat, toutes les critiques comme tous les éloges sont envisageables. Parmi ces compositeurs, elle mentionne en premier lieu le père Boulos Achkar (1881-1962), contemporain de Wadih Sabra, dont « le parcours est similaire puisqu’il est remarqué pour la beauté de sa voix et envoyé en Europe (Italie) pour y acquérir une culture musicale ». « Il a fait connaître la musique orientale au monde musical européen et a introduit au Liban la musique occidentale », poursuit-elle, avant de « révolutionner » la musique maronite, demeurée jusqu’alors monodique et a cappella, en l’harmonisant et en y adjoignant un accompagnement à l’orgue. À ces deux figures s’ajoutent les frères Ahmad Fleyfel (1902-1998) et Mohammad Fleyfel (1899-1985), élèves de Wadih Sabra pour les disciplines théoriques : « Ils ont créé un genre nouveau au Liban qui n’est autre que l’hymne patriotique. La fanfare, al-Afrah al-wataniya, qu’ils avaient fondée en 1920, est devenue en 1940 la fanfare officielle de la gendarmerie libanaise. Les hymnes qu’ils ont composés ont correspondu à un désir d’affranchissement d’abord du joug ottoman puis des différents mandats. » Kayali insiste sur le fait que ces « pionniers » ont ouvert la voie à l’émergence d’un véritable courant musical, certes dépourvu d’unité stylistique rigoureuse, mais qui a vu naître de nombreuses figures marquantes, parmi lesquelles elle cite Naji Hakim, Béchara el-Khoury, Zad Moultaka et Gabriel Yared. Elle conclut : « La musique est fédératrice et elle pourrait constituer un élément important dans la construction d’une identité libanaise. Beaucoup de peuples se sont construits autour de leur musique, pourquoi pas nous ? »

À cet égard, Nidaa Abou Mrad estime qu’il est tout à fait légitime qu’un pays pluriculturel comme le Liban demeure attentif aux œuvres des grands maîtres de la musique d’art européenne, aux côtés de la « très grande » musique d’art du Levant. Cependant, le problème réside dans le fait que « certains aient voulu que la musique d’art européenne harmonique tonale devienne la seule musique digne de ce nom au Liban et que les compositeurs libanais de musique dite savante s’évertuent (au nom d’un certain darwinisme musical) à réaliser des créolisations musicales appliquant à des mélodies de facture autochtone monodique modale la grammaire harmonique tonale classique européenne ». Plus encore, il considère que c’est bien cette démarche qui a facilité l’émergence, après la Seconde Guerre mondiale, d’une musique libanaise de variété qui ne se souciait plus ni de grammaire musicale ni d’authenticité esthétique, qu’elle soit levantine ou européenne, mais seulement de « plaire à un peuple progressivement déculturé, dans un État phagocyté par les aspirations néophéniciennes au gain facile jusqu’à parvenir à l’effondrement du Grand Liban en 2020 ».
*Nidaa Abou Mrad est aussi professeur de musicologie, musicien (violoniste et compositeur) et médecin libano-français, en même temps que vice-recteur aux affaires académiques et à la recherche de l’UA et directeur du Centre de recherche sur les traditions musicales.
**Zeina Saleh Kayali est aussi vice-présidente du Centre du patrimoine musical libanais (CPML) et directrice de la collection Figures musicales du Liban aux éditions Geuthner.
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