Beethoven et la Missa solemnis © Sostenuto

Ludwig van Beethoven (1770-1827). Ou tout simplement Beethoven. Un nom qui évoque immédiatement l’absolu, la grandeur créatrice sans compromis, ce Héraclès des temps nouveaux capable, face à la souffrance, d’offrir au monde une œuvre portée par une « spiritualité humaniste », pour reprendre les mots de Bernard Fournier, grand spécialiste européen de l’œuvre du maître allemand. Pourtant, derrière cette figure titanesque se révèle une réalité plus complexe, profondément humaine et bouleversante : celle d’un homme en proie à ses tourments, engagé dans une quête perpétuelle de rédemption. Beethoven dépasse la simple image du génie créateur, incarnant un être pétri d’humanité, un mortel confronté à ses conflits intérieurs, rongé par la culpabilité et l’isolement, et conscient de sa condition fragile. Son « génie » ne naît pas uniquement de la lumière, mais aussi des ténèbres dans lesquelles il s’égare souvent, cherchant un salut possible dans les profondeurs de son imaginaire sonore, comme pour conjurer un destin adverse. Cette dualité s’entend dans ses chefs-d’œuvre tardifs, notamment la Missa Solemnis et la IXe Symphonie en ré mineur, dont le bicentenaire a été célébré en 2024, ainsi que dans ses derniers Quatuors à cordes. Ces œuvres, loin de n’être que des prouesses architecturales – qui demeurent pourtant d’une ingénieuse complexité -, expriment avant tout une ardente aspiration à la réconciliation, avec lui-même, avec le monde, et surtout avec Dieu. À travers ces œuvres d’âme, Beethoven inscrit sa quête « religieuse » dans une architecture sonore dont la grandeur réside dans le parcours spirituel qu’elle esquisse.

Beethoven — Symphonie n°9 en ré mineur, interprétée par le Philharmonique de Berlin, sous la direction de Herbert von Karajan (1962).

Acte de foi

Derrière l’image d’un homme sûr de lui et autoritaire, Beethoven fut en réalité rongé par le doute, développant au fil de sa vie un profond sentiment de culpabilité. Ce sentiment, d’abord vécu par procuration, s’enracine dans ses rapports familiaux. « Face à son père coupable de le maltraiter, il s’est tu et jamais il ne s’est plaint de lui, jamais il n’a écrit un mot contre lui, précise Bernard Fournier. Il a simplement assumé le rôle de ce père défaillant en prenant en charge sa famille à l’âge de quatorze ans, endossant ainsi implicitement, par procuration, la culpabilité de cet homme. » Cette culpabilité se complexifie encore après 1815, date à laquelle Beethoven enlève son neveu Karl à sa belle-sœur Johanna, suite au décès de son frère Kaspar Anton Karl van Beethoven. C’est à partir de cet épisode que le compositeur s’engage dans une relation spirituelle plus intime avec Dieu, culminant dans un acte de foi d’une puissance singulière, bien que peu orthodoxe : la composition de la Missa Solemnis (1819-1822). « Il accorde dans cette œuvre une place particulièrement importante à l’idée de péché et à la demande de rédemption », commente Bernard Fournier, auteur d’une thèse d’État sur Beethoven et la modernité (1993) et d’une somme consacrée à l’Histoire du quatuor à cordes (2000-2010).

Musicalement, cette demande de pardon s’exprime de façon exemplaire dans le traitement du mot eleison dans le Kyrie de la Messe solennelle : le motif dédié à ce terme, construit autour d’un intervalle de quarte, constitue l’un des deux motifs générateurs de toute la messe. Ainsi, Beethoven crée un dialogue musical aux multiples facettes entre « l’homme pécheur, mais volontaire » et « Dieu miséricordieux, mais tout-puissant et possiblement terrifiant », insufflant à chaque phrase une tension spirituelle palpable.

Beethoven — Missa Solemnis, interprétée par le Philharmonique de Berlin sous la direction de Herbert von Karajan (1966)

Éternité d’âme

Dans le Gloria, Beethoven accorde une importance inédite au mot miserere dans le verset Qui tollis peccata mundi, miserere nobis (« Toi Qui portes les péchés du monde, aie pitié de nous »), reprise également dans le premier verset de l’Agnus Dei. « Des deux significations du verbe tollere, toute la mise en scène beethovénienne montre qu’il choisit le sens de “porter” et non pas d’“effacer” », souligne Bernard Fournier, qui a publié en 2024 une étude exhaustive de 494 pages intitulée La Missa Solemnis de Beethoven. Immanence et transcendance dans la collection « Musicologie » des Éditions de l’Institut du Tout-Monde. Ces passages comptent parmi les plus poignants de la Messe en ré majeur, révélant combien Beethoven, se sentant pécheur, est obsédé par la notion de pardon et par celle de rédemption, mais aussi par l’idée d’éternité : éternité de son œuvre, éternité de son âme. « Elle est exprimée dans la coda du Credo avec sa figuration d’une échelle de Jacob musicale », rappelle le musicologue.

Bernard Fournier, La Missa Solemnis de Beethoven. Immanence et transcendance (Éditions de l’Institut du Tout-Monde, collection « Musicologie,», 2024).

Enfin, la culpabilité liée à l’adoption de Karl se double d’émotions contradictoires à l’égard de Johanna. Après l’avoir d’abord traitée comme une ennemie, Beethoven en vient à espérer par son affection une forme de pardon. « Elle viendra, en tout cas, couper une mèche de ses cheveux sur son lit de mort, pardon qui vaut rédemption ? » s’interroge Bernard Fournier. Une ultime tentative, même face à la mort, de se libérer d’un poids de culpabilité qui ne l’a jamais quitté.