Cet article s’appuie sur un entretien mené avec Gilles Cantagrel en juillet 2019.

« Ne pleurez pas pour moi : je vais là où la musique est née. » Cette parole apocryphe, prêtée à Jean-Sébastien Bach sur son lit de mort, vaut moins par sa véracité que par la vérité qu’elle révèle : celle d’un homme dont la musique surgit du point précis où le chaos devint harmonie. Le 28 juillet 1750, à Leipzig, s’éteignait celui dont la pensée musicale porta le baroque à son paroxysme, tout en préparant les fondations d’un langage tonal désormais mûr. Depuis, son héritage traverse les époques, imprégnant toute la musique occidentale, savante ou populaire, jusqu’à ses formes les plus contemporaines. Le musicologue Gilles Cantagrel, l’un de ses plus fins et exigeants spécialistes, revisite, dans un entretien accordé en 2019 à l’auteur de ces lignes, la figure de celui que Wilhelm Furtwängler désignait comme « l’Homère de la musique », non par goût de l’hyperbole, mais parce que toute musique pensante semble, d’une manière ou d’une autre, procéder de lui.
« Je ne pense jamais prendre ma retraite. » Telle est la conviction de ce musicologue octogénaire, dont l’exigence et la passion nourrissent sans cesse ses travaux sur la vie et l’œuvre de Bach. Ses titres parlent pour lui. Administrateur du Centre de musique baroque de Versailles, membre du conseil de surveillance de la Fondation Bach de Leipzig, maître de conférences à la Sorbonne et intervenant au Conservatoire national supérieur de musique de Paris ainsi que d’autres institutions de renommée internationale, membre d’honneur de la Neue Bachgesellschaft, Société Bach internationale de Leipzig, ancien vice-président de la commission musicale de l’Union européenne de radio-télévision, son parcours ne connaît pas de limites. « Toujours fou d’apprendre et passionné de transmettre ce que j’ai appris, je n’ai jamais arrêté, et je continue, à mon âge, à écrire, enseigner et donner des conférences en France, en Suisse, en Allemagne et au Canada », dit M. Cantagrel. Sa contribution dans le domaine de la musique savante lui a valu plusieurs décorations et ses publications ont été couronnées, à plusieurs reprises, par l’Académie Charles Cros et l’Académie des beaux-arts. Le musicologue retrace les points forts de la vie de celui qui a amplement mérité le titre de « père de la musique ».
Contrairement à tout ce que l’on répète à tort, Jean-Sébastien Bach a été intensément admiré de son vivant, à tel point qu’on en parlait comme du « mondialement célèbre musicien de Leipzig ». Cependant, il « ne s’est quasiment pas soucié de faire éditer sa musique, ce qui a, au début, limité le champ de ses admirateurs, mais ceux-ci n’ont jamais cessé de le vénérer », explique M. Cantagrel, en ajoutant que toujours de son vivant, Bach fut considéré par le fameux Padre Martini, esprit universel, comme le « plus grand musicien de son temps ». Plus tard, au XIXe siècle, Frédéric Chopin l’admirait et voyait en lui un génie absolu : « Avant de donner un concert, il ne travaillait pas ses propres œuvres, mais le Clavier bien tempéré de Bach, pour mettre sa pensée dans les meilleures dispositions. Car c’est bien la pensée et l’esprit qui guident les doigts de l’artiste au clavier, et non une seule mécanique digitale, précise le spécialiste. Léonard de Vinci disait que “la peinture est une affaire de l’esprit”. Et Michel-Ange ajoutait : “On ne peint pas avec un pinceau, on peint avec son cerveau.” On peut en dire autant de la musique, et de celle de Bach en particulier. »

Un penseur en musique
Le testament musical du compositeur allemand fait, jusqu’à nos jours, partie des monuments de la musique (dite) classique et bénéficie d’une reconnaissance universelle dans l’histoire de la musique, à tel point qu’Albert Einstein avait écrit : « Voici tout ce que j’ai à dire à propos de l’œuvre de Bach : écoutez-la, jouez-la, aimez-la, vénérez-la et taisez-vous. » Pourquoi ? M. Cantagrel semble avoir la réponse : « Le cas de Bach est assez particulier parmi les génies de la musique, en ce qu’il est un génie dans l’absolu, un génie de la pensée humaine, au même titre que Pythagore ou Platon, Léonard de Vinci, Pascal, Goethe ou Einstein, et quelques autres, bien sûr. Je veux dire en ce qu’il n’est pas seulement un compositeur de musique, mais aussi un penseur en musique. »
À scruter l’architecture complexe de ses compositions, on peut y déceler l’imagination inépuisable du « bon ouvrier » qui va jusqu’au bout de son savoir-faire. À cet égard, M. Cantagrel indique qu’en matière musicale, Bach a synthétisé tout ce qui avait été écrit avant lui et l’a porté à un formidable point d’achèvement, tout comme une abeille qui fait son miel de tout le pollen qu’elle a collecté ou encore comme le sablier : « Il y a tout ce qui le précède, tout passe par lui, et toute la musique à venir procède plus ou moins de lui », souligne le musicologue français, auteur de Bach en son temps, paru aux éditions Fayard en 1997. Et d’ajouter : « Toute sa pensée est l’émanation d’une pensée. Ainsi du genre de la fugue, par exemple, il n’y a pas de commune mesure entre ses fugues et toutes celles qui ont été écrites avant lui, dans leur considérable développement, leur complexité, leur profondeur, et leur poids de signification spirituelle, en particulier lorsqu’elles citent des chorals dont tout auditeur de l’époque connaissait les paroles. Il en est de même pour ses canons, très difficiles à déchiffrer, parfois extrêmement complexes. »

Ordre sacré et chaos systématique
La fugue chez Bach constitue l’accomplissement suprême de l’art du contrepoint, non comme démonstration de virtuosité technique, mais comme véhicule d’un discours intérieur d’une densité expressive et d’une rigueur architecturale sans équivalent. L’exposition du sujet, ses développements modulants, ses transformations ne relèvent jamais du jeu formel pour lui-même : les voix y conservent une autonomie thématique absolue, tout en s’agençant dans une texture polyphonique d’une transparence rigoureusement maîtrisée. Lorsqu’un choral ou un thème est intégré dans cette fugue, Bach inscrit sa musique dans une dimension théologique, celui d’un Logos audible, où la foi s’énonce par la structure même du contrepoint, chaque voix et chaque intervalle agissant comme une manifestation sonore de l’ordre divin.
En contraste radical, la musique sérielle du XXe siècle – malgré ses prétentions à la rigueur formelle – dissocie l’organisation sonore de toute finalité expressive. Elle traite les paramètres musicaux (hauteur, durée, intensité et timbre) comme des entités abstraites à permuter selon des matrices, perdant de vue que la musique n’est pas uniquement une combinatoire, mais un langage vivant, porteur de sens. Là où Bach ordonne la complexité au service du sens, du souffle et d’une tension intérieure, le sérialisme enferme la forme dans une mécanique close sur elle-même, où le matériau s’épuise en répétitions stériles. À l’intelligibilité polyphonique de Bach répond, chez certains héritiers dogmatiques de Schönberg, une opacité systémique, un silence de l’âme sous le vacarme des structures. Les canons de Bach, notamment dans L’Offrande musicale et L’Art de la fugue, prouvent qu’il maîtrisait déjà les enjeux combinatoires que d’aucuns ont cru découvrir deux siècles plus tard. Mais chez lui, cette science est toujours animée par une intuition poétique. En cela, il dément la fiction d’une modernité qui se serait affranchie du passé.
Cosmos musical
Gilles Cantagrel poursuit son raisonnement en évoquant Les Variations Goldberg, où, à partir d’une simple et ravissante sarabande, Bach tire trente variations qui sont « comme un raccourci de toute la musique occidentale pour clavier jusqu’à lui ». Ce chef-d’œuvre baroque s’organise en dix cycles ternaires, chacun composé d’une variation libre, inspirée d’une danse, suivie d’une variation brillante pour deux claviers, puis d’un canon à deux voix. Ces canons, disposés selon une progression géométrique d’intervalles croissants, débutent à l’unisson à la variation 3 pour atteindre la neuvième à la variation 27, structurant ainsi l’ensemble en jalons contrapuntiques. La trentième et dernière variation, rompt cette logique et substitue au canon attendu un quodlibet fondé sur des mélodies populaires.
L’Art de la fugue, œuvre inachevée et énigmatique, constitue, quant à elle, l’ultime exploration des potentialités du contrepoint, utilisant systématiquement toutes les permutations possibles du thème, et mettant en exergue une réflexion philosophique sur l’ordre et le cosmos musical, souvent interprétée comme une métaphore de l’univers. Le Cantor de Leipzig parvient à y extraire quatorze contrepoints d’un motif originel « en épuisant toute la substance du thème primordial : la naissance d’un monde », selon Gilles Cantagrel.
Face à ces œuvres, le musicologue s’interroge : « Comment un esprit humain, sur une simple feuille de papier, est-il parvenu à élaborer ces microcosmes susceptibles de s’épanouir en de vastes univers sonores ? » Bach aura imposé un modèle musical d’une telle exigeance qu’il demeure la référence absolue pour ses successeurs, qui y ont trouvé l’architecture de l’âme, fondement intangible et source intarissable de l’essor du langage musical occidental. « Voyez Mozart, né seulement six ans après la mort de Bach. Du jour où il découvre Le Clavier bien tempéré, sa musique ne sera plus jamais la même. C’en est fini des galanteries d’une musique aimable, destinée à plaire. Plus jamais. Il y a de la gravité dans la Petite Musique de nuit. Écoutez ses concertos pour piano ! », affirme M. Cantagrel, convaincu que la découverte de l’œuvre bachienne a marqué chez Mozart une prise de conscience décisive.
Cantagrel insiste sur le fait que l’empreinte de Bach dépasse son époque, influençant les œuvres de Beethoven, Mendelssohn, Schumann, Brahms et bien d’autres, en posant les bases d’une rigueur rythmique et harmonique. Cette pensée musicale perdure jusqu’à aujourd’hui où, selon lui, même le jazz, avec ses rythmes syncopés, repose, consciemment ou non, sur le modèle structurel établi par Bach.
Dialogue passionné avec une œuvre
Après des décennies d’étude consacrées au compositeur unanimement reconnu comme le plus grand génie musical de tous les temps, Gilles Cantagrel confie avec une profonde émotion que sa relation avec Bach dépasse l’admiration savante pour s’apparenter à un dialogue passionné avec une œuvre qui ne cesse de l’enrichir et de le bouleverser : « J’aime passionnément toute la musique, mais pourquoi ai-je particulièrement rencontré Bach ? Pourquoi est-il devenu un ami, un confident, un père ? J’aimerais modestement vous faire la réponse que Montaigne fit à une semblable question après la mort de son jeune ami Étienne de La Boétie : “Parce que c’était lui, parce que c’était moi.” Il n’y a pas plus belle définition de l’amitié, de l’amour, d’une passion qui peut vous dévorer. »
Interrogé sur la pertinence actuelle de la musique de Bach, il conclut avec conviction : « Bach n’a jamais été aussi vivant qu’aujourd’hui ! Il nous exalte, il nous nourrit chaque jour. Et alors qu’il y a des musiques du soir et des musiques du matin, des musiques pour apaiser la souffrance et d’autres pour exalter la joie, la musique de Bach nous émeut et nous enrichit à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, quelles que soient les dispositions de notre âme. » Puis, nuançant son propos, Gilles Cantagrel élargit la réflexion à la musique baroque dans son ensemble : « Je pense que l’on a mis sous cette étiquette le meilleur et le moins bon, les grands chefs-d’œuvre de Monteverdi, de Schütz, de Rameau, de Haendel et de Bach, et puis aussi du tout-venant utilisé comme musique d’ambiance dans les ascenseurs ou les salles d’attente… Il ne faut pas éroder l’émotion ni banaliser l’émerveillement. »
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