Krystian Zimerman, Philharmonie de Paris, 6 juin 2025
CHOPIN Nocturnes op. 15, 55, 62 | BRAHMS Sonate n° 2 op. 2 | DEBUSSY Estampes
SZYMANOWSKI Variations sur un thème folklorique polonais

L’art de Krystian Zimerman se délecte à l’image des savantes temporalités selon lesquelles s’est déployée sa carrière, entre les éclats tonitruants de débuts déjà au sommet (un premier prix au Concours Chopin de 1975, des concerts et enregistrements déjà mythiques des concertos de Schumann et Grieg avec Karajan), la maturité coruscante (les Ballades de Chopin en référence discographique, les concertos de Brahms avec Bernstein) et une quintessence non émolliente. Pourtant, la vérité de cet artisan patient et scrupuleux ne saurait se débusquer dans l’ordinaire des itinéraires attendus de virtuoses tôt propulsés et vite essoufflés, car depuis ses débuts, le pianiste polonais a su cultiver l’art du retrait salutaire, celui qui lui permet un constant redéploiement de ses ressources pianistiques et artistiques. C’est selon cette faculté rare de ressourcement qu’au disque ou au concert, Krystian Zimerman est régulièrement à même de livrer des interprétations pensées au millimètre, relevant d’une analyse exigeante des partitions, et donnant cet esprit à la fois de précision et de souplesse qui accompagne les concerts de l’éminent pianiste. Le 6 juin dernier, le public de la Philharmonie de Paris a pu assister à un grand concert de Krystian Zimerman, plus que jamais inspiré par cette science des contrastes entre précision et poésie, entre réflexion et élan. Sans qu’on sache avec précision ce qui s’est produit, le pianiste était blessé à la main gauche : événement lié au concert lui-même ou trace d’une luxation antérieure ? Quoi qu’il en soit, rien dans son jeu n’a semblé à aucun moment pâtir d’une quelconque faiblesse, et l’héroïsme physique ajoutait encore à l’excellence de cette soirée mémorable.
Chopin, les Nocturnes diffractées
Il me sera compliqué d’expliquer rationnellement la nature du rubato de Zimerman. Je serais contraint, pour ce faire, d’en passer soit par des métaphores hasardeuses, soit de recourir à une description absconse. Mieux vaut s’en tenir, il me semble à un mot, un seul – qui, même s’il mérite explication quant à son utilisation dans le contexte particulier d’une interprétation musicale, rend compte du phénomène visé – et ce mot, c’est diffracté. Telle m’est sont apparue l’énonciation si particulière du rubato dans ces Nocturnes de Chopin, à savoir celle d’un halo dans lequel le moment du rubato dépasse quelque peu la seule irruption d’une libre interprétation de la mesure, pour définir en somme ce qui suit, diffracter donc la poursuite de la phrase musicale, quasiment en une « cadence » particulière (bien que j’utilise ici le mot par extension), et je veux signifier ainsi que le tempo rubato devient presque recteur de la lecture même de la partition, il est étendu et définit l’approche même du morceau visé. Je ne peux pas mieux cerner cette caractéristique omniprésente dans les interprétations de Chopin par Zimerman, et on en aura peut-être une idée précise en écoutant (ci-dessous) sa version de la Ballade n° 1 en sol mineur.
Aujourd’hui, le pianiste ne s’est pas départi de cette approche si caractéristique, qui a tendance à accentuer l’expressivité de Chopin, soit dans la profondeur réflexive, soit dans les emportements rythmiques. Un Chopin en somme toujours exalté et en tout cas exacerbé selon tous les paramètres (accents, sonorité), sans que jamais ne puisse être considérée là une quelconque surenchère. C’est seulement en ce sens qu’on peut parler d’« équilibre » chez Zimerman, à savoir la tempérance d’une énergie totale, là où l’oxymore devient l’évidence d’un discours romantique en diable. Est-ce l’effet très physique de ce balancier et de cette conciliation des contraires qui conduit le pianiste, fréquemment à voir son propre équilibre corporel vaciller au point de frapper du pied ou de lancer sa jambe gauche ? On peut le parier, et voir dans cette manifestation même, l’expression gestuelle d’une disposition musicale. Pour le Nocturne n° 2 en fa dièse majeur, son balancement célèbre prend les accents d’une infinie tendresse, celle que Rubinstein mettait dans cette page rêveuse mais où domine surtout l’émotion d’un épanchement. Alors s’épancher avec éloquence, c’est là justement qu’excelle Zimerman. Le Nocturne n° 2 en mi bémol majeur avait cette suavité et cette ouverture, cette respiration suprême où je suis encore contraint de mobiliser la trace de Rubinstein. On est d’ailleurs plus près d’une précision éminente du discours que le terme de « poétique » pourrait corrompre s’il n’était pas sollicité à bon escient. En ce nocturne encore, l’éloquence arrachée à un état d’oscillation devient éminemment lisible : lecture de haut sens et de rectitude. De la même manière, dans le même esprit d’une fluidité du discours, le tempo Lento du Nocturne n° 2 en mi ne conduit à aucune évanescence (comme je m’en plains souvent devant des versions trop scolaires) mais à une limpidité « juste », en recherche d’une lumière – même tamisée. Le public était alors à juste titre au comble de l’enthousiasme, devant des Nocturnes si indexés à une telle clarté, et livrant en cela leur relief intime. Cette grammaire des énoncés, cette mécanique des émotions, cette maestria dans l’expression, sont définitivement les marques des approches de Chopin dont Krystian Zimerman gratifie le public, et celui de ce soir-là était aux anges.
Brahms, la sonate d’intensité et d’élargissement
Dans un contexte où le discours musical se manifeste par cette science des contrastes, on ne s’étonnera pas d’entendre la Sonate n° 2 en fa dièse mineur op. 2 selon les accents d’intensité qui conviennent à cette part qu’on pourrait dire première de la production de Brahms, cette orée de sa production où le genre de la sonate sera élargi en lui-même. On ressent ici cet élargissement recherché des frontières de la sonate classique, par une furie qui, dans le premier mouvement Allegro non troppo ma energico, sera tout en jaillissement, mais aussi en précision. L’énergie ne grève jamais ici le sens de l’architecture du mouvement, ce cheminement accompli à partir d’une suite obsessionnelle d’accords qui mène le rythme vers une outrance intrinsèque. On retrouvera dans l’Andante con espressione cette marque d’une distribution, d’une répartition de l’énergie qui se déploie en cohérence intime, après le déferlement inoubliable du premier mouvement. En ce moment qui naît d’une introspection, le trajet vers une exacerbation tragique de l’expression est ménagé par Zimerman dans cette même intelligence du déploiement, qu’on retrouve par excellence chez un pianiste comme Alexandre Kantorow. Ci-dessous, la sonate dans son intégralité par Krystian Zimerman.

L’enregistrement des sonates n° 1 et 2 de Brahms par Krystian Zimerman pour DG date de 1980. Et on retrouve dans son approche actuelle les mêmes qualités que celles qu’il avait manifestées pour cet enregistrement de référence, à savoir cette conciliation de l’intensité et la précision de lecture de ces œuvres où l’architecture de l’écriture est si prégnante. Cette sonate qui porte le n° 2 au catalogue est en fait la première composée par le jeune Brahms, qui présente ainsi ses gages dans les années 1852-1853 au couple Schumann, qui en sera si impressionné, on le sait : Robert tenant là le renouvellement attendu du paysage musical, Clara durablement émue par ce jeune musicien à la fois fougueux et réfléchi, aux dons de composition et de vision musicale impressionnants. À l’écoute de la sonate n° 2, quand intervient le Scherzo, qui développe la quatrième variation du thème de l’Andante, on est ramené à cette question essentielle de la structure, où le legs beethovénien est si déterminant.
Ce Scherzo, entre marche et valse, tenait entre les mains de Zimerman cette grâce fougueuse du premier Brahms, qu’on retrouvera bien plus tard dans sa production chambriste. Les scansions redoutables et péremptoires du Finale, introduites sostenuto (nous y sommes sensibles) sont elles aussi intégrées dans un souci de cohésion structurelle palpable chez un pianiste architecte tel que Zimerman. Dans ce grand développement, je n’ai jamais eu la faiblesse de déceler une écriture qui se cherche, y ressentant une écriture qui s’affirme – car rien n’est plus brahmsien que ce type de synthèse ouverte, où Zimerman plus que jamais musagète, dévoile les traits d’une poésie de l’intense et d’un feu qui veut se dire. Le public, là encore, aura compris ce trésor d’une lecture profonde et forte.
Debussy – Szymanowski, l’éclat et le feu
Krystian Zimerman proposait encore dans ce riche programme, véritable itinéraire en paysages variés, les délicieuses Estampes où Debussy mène son regard volontairement exotique (et assumé comme tel) dans l’inspiration du gamelan javanais (dans l’atmosphère de l’Exposition universelle de 1889) de ces « Pagodes » d’une Asie fantasmée, autant que la langueur prononcée et prétendument espagnole de « La Soirée dans Grenade ». Et le pianiste n’avait pas son pareil pour scander avec la virtuosité qu’on lui connaît et qu’il maîtrise tant, les surpiqûres pluvieuses, averses ou retraits, moments enlevés et brillants. J’aime ce Debussy démonstratif, et j’aime cette démonstration quand elle passe par ce pianiste.
Les Variations sur un thème folklorique polonais op. 10 de Szymanowski foraient dans l’expression d’un début de siècle où le compositeur voulait à la fois rendre compte des virtualités de la tradition populaire polonaise et dans sa propre vision musicale, des ombres parfois inquiétantes d’un Andante doloroso rubato où on reconnaît les traces du dernier Chopin, et la dixième variation venant en étourdissement, clore un trajet riche. En transmetteur hors pair de Szymanowski et de la musique polonaise, Zimerman là encore n’a pas son pareil pour transcender la seule virtuosité tout en l’étreignant. Et c’est finalement sous les miroitements de ce feu d’artifice final que ce concert redisait le panache autant que l’énergie bien tempérée et jamais amoindrie de cet immense pianiste que le public parisien se réjouissait de retrouver.
MOTS-CLÉS
