
Bernard Fournier, docteur d’État (thèse sur Beethoven et la modernité) a enseigné l’histoire de la musique à l’Université Paris VIII. Il est aujourd’hui l’un des plus éminents musicologues français, et l’un des meilleurs spécialistes de Beethoven dans le monde. Son Histoire du Quatuor à cordes en trois tomes chez Fayard fait autorité comme somme de référence et ses ouvrages consacrés à Beethoven (parmi lesquels Le génie de Beethoven – Fayard, 2016 – et À l’écoute des Quatuors de Beethoven – Buchet-Chastel, 2020) ont marqué les études beethovéniennes et permettent à tout un chacun une réelle intelligibilité de sa musique. La musicologie humaniste pratiquée par Bernard Fournier est aussi celle d’un musicien, puisque lui-même violoniste, il prit part pendant quarante ans aux Quatuors Serioso et Antonia. Ce que l’on apprend dans la fréquentation des ouvrages de Bernard Fournier, c’est que parler de musique, fût-ce savamment, fût-ce avec érudition et avec le sens de l’analyse, revient surtout à tenter d’arpenter un mystère à jamais insoluble et à jamais transcendant. Vers ce mystère, l’éminent beethovénien qu’est Bernard Fournier accompagne les profanes autant que les connaisseurs dans un chemin de connaissance et de lucidité, un cheminement qui pour autant livre sa quintessence dans une ascèse spirituelle qui est le meilleur auxiliaire de l’art. Ce musicologue est un guide, et c’est avec la bienveillance d’un guide qu’il nous adresse les mots qui suivent, dans l’accueil de notre site et de nos initiatives à venir.

La musique se glisse sous les portes
La musique me semble impossible à définir. Lorsqu’on cherche à le faire, on est conduit à utiliser des termes dont la concrétude ou la matérialité trahissent l’esprit même de la musique. Il est instructif de se rappeler les expressions volontairement et nécessairement vagues que Beethoven utilise à ce propos dans une lettre adressée le 15 juillet 1817 à Wilhelm Gerhardt, un peintre ami de Goethe : « Décrire appartient à la peinture. La poésie peut aussi s’estimer heureuse en comparaison de la musique ; son domaine n’est pas aussi limité que le mien ; mais en revanche le mien s’étend plus loin, dans d’autres régions ; et l’on ne peut pas atteindre si facilement son empire. » Derrière ces expressions imprécises “plus loin”, “d’autres régions”, on sent frémir la force de l’“innommé”, de l’“innommable”, on perçoit quelque chose de la nature immatérielle de cet empire que Beethoven évoque, on sent la dimension spirituelle irréductible à des mots que le compositeur attribue à la musique. C’est dans le même esprit que l’écrivain Alberto Savinio qualifie la musique d’« étrange chose », impuissance ou refus de définir un art insaisissable – la musique se glisse sous les portes – et irréductible à toute verbalisation.
C’est pourquoi, ma conception de la musique repose avant tout sur une dévotion et une gratitude envers « cette étrange chose » qui émeut, qui nourrit à la fois l’esprit, l’âme et le cœur de quelque chose de grand et de profond, de substantiel et de spirituel. Sa force tient à ce que, plus que tout autre produit du génie humain, elle s’adresse à chacune des deux pensées logique et affective, selon la catégorisation de Robert Musil, sachant que s’y ajoute aussi pour sa mise en œuvre, tant par le compositeur que l’interprète, une pensée que l’on peut appeler pragmatique, mais transcendant toute matérialité. Quant au musicologue que je suis, il se voit dans la situation du messager impérial de Kafka (Eine kaiserliche Botschaft [Un message impérial, in Textes de 1917]) qui se sent la mission impérative mais inatteignable de traduire par des mots quelque chose du sens ineffable, impalpable de la musique qu’il aime ; d’exprimer les raisons de l’immense émotion qu’elle lui apporte et que la raison ne connaît pas.
Je remercie Sostenuto de m’avoir fait l’honneur de me demander d’écrire ce texte et je l’ai fait d’autant plus volontiers que les principes esthétiques et les valeurs spirituelles de ce site visent à servir une musique certes élaborée mais qui ne sacrifie jamais l’émotion et la joie de l’écoute à un intellectualisme desséché. Sostenuto sort des sentiers battus et du jeu commercial pour se consacrer à une critique audacieuse et libre. Je souhaite donc bonne chance et longue vie à Sostenuto qui semble bien parti, sous la houlette de deux musicologues humanistes et à l’esprit vif et créatif, Alain E Andrea et Loïc Céry.
BERNARD FOURNIER, juin 2025
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