Bernard Fournier, lors de la présentation de son ouvrage La Missa solemnis de Beethoven (Éditions de l’Institut du Tout-Monde), Paris Maison de l’Amérique latine, le 26 avril 2024.
Quelques-uns des ouvrages de Bernard Fournier.

La musique se glisse sous les portes

La musique me semble impossible à définir. Lorsqu’on cherche à le faire, on est conduit à utiliser des termes dont la concrétude ou la matérialité trahissent l’esprit même de la musique. Il est instructif de se rappeler les expressions volontairement et nécessairement vagues que Beethoven utilise à ce propos dans une lettre adressée le 15 juillet 1817 à Wilhelm Gerhardt, un peintre ami de Goethe : « Décrire appartient à la peinture. La poésie peut aussi s’estimer heureuse en comparaison de la musique ; son domaine n’est pas aussi limité que le mien ; mais en revanche le mien s’étend plus loin, dans d’autres régions ; et l’on ne peut pas atteindre si facilement son empire. » Derrière ces expressions imprécises “plus loin”, “d’autres régions”, on sent frémir la force de l’“innommé”, de l’“innommable”, on perçoit quelque chose de la nature immatérielle de cet empire que Beethoven évoque, on sent la dimension spirituelle irréductible à des mots que le compositeur attribue à la musique. C’est dans le même esprit que l’écrivain Alberto Savinio qualifie la musique d’« étrange chose », impuissance ou refus de définir un art insaisissable – la musique se glisse sous les portes – et irréductible à toute verbalisation.

C’est pourquoi, ma conception de la musique repose avant tout sur une dévotion et une gratitude envers « cette étrange chose » qui émeut, qui nourrit à la fois l’esprit, l’âme et le cœur de quelque chose de grand et de profond, de substantiel et de spirituel. Sa force tient à ce que, plus que tout autre produit du génie humain, elle s’adresse à chacune des deux pensées logique et affective, selon la catégorisation de Robert Musil, sachant que s’y ajoute aussi pour sa mise en œuvre, tant par le compositeur que l’interprète, une pensée que l’on peut appeler pragmatique, mais transcendant toute matérialité. Quant au musicologue que je suis, il se voit dans la situation du messager impérial de Kafka (Eine kaiserliche Botschaft [Un message impérial, in Textes de 1917]) qui se sent la mission impérative mais inatteignable de traduire par des mots quelque chose du sens ineffable, impalpable de la musique qu’il aime ; d’exprimer les raisons de l’immense émotion qu’elle lui apporte et que la raison ne connaît pas.

Je remercie Sostenuto de m’avoir fait l’honneur de me demander d’écrire ce texte et je l’ai fait d’autant plus volontiers que les principes esthétiques et les valeurs spirituelles de ce site visent à servir une musique certes élaborée mais qui ne sacrifie jamais l’émotion et la joie de l’écoute à un intellectualisme desséché. Sostenuto sort des sentiers battus et du jeu commercial pour se consacrer à une critique audacieuse et libre. Je souhaite donc bonne chance et longue vie à Sostenuto qui semble bien parti, sous la houlette de deux musicologues humanistes et à l’esprit vif et créatif, Alain E Andrea et Loïc Céry.