Maurice Ravel

Lorsque Maurice Ravel compose en 1928 son Boléro, M.81, l’Europe musicale est profondément fracturée entre des courants divergents qui revendiquent chacun l’hégémonie de l’avant-garde. Tandis que Vienne s’enferme dans un atonalisme devenu dogmatique sous l’impulsion de Schönberg (mais encore plus ses successeurs) et de sa Seconde École, et que les théories de la dissolution tonale annoncent déjà les impasses combinatoires du sérialisme intégral, Ravel choisit une voie moins radicale en apparence, mais d’une inventivité formelle magistrale : il conçoit le Boléro comme une expérimentation extrême sur un matériau minimal, fondée sur la répétition obstinée d’un seul et unique motif et sur une stratégie d’expansion orchestrale progressive. Fidèle à un classicisme repensé dans ses fondements, il délaisse délibérément les procédures traditionnelles du développement thématique au profit d’une forme-processus, où la tension musicale ne procède plus de la modulation fonctionnelle, mais s’ancre dans l’accumulation timbrique, l’intensification dynamique et un processus de saturation inscrit dans la temporalité même de l’écoute. À ce titre, le Boléro ne s’inscrit nullement dans une logique de rupture, mais bien dans une logique de résistance multiforme : résistance à la dislocation du langage tonal, et résistance à l’abstraction systémique qui, sous prétexte de renouveau, en vient à nier les conditions mêmes de l’écoute intelligible et sensible. Ravel définit ainsi une modernité musicale qui ne passe pas par l’abolition des hiérarchies tonales

Ravel — Boléro, M.81, interprété par le London Symphony Orchestra, sous la direction de Claudio Abbado (Deutsche Grammophon, 1986).

Une poétique de la limite

Commandée par Ida Rubinstein pour une chorégraphie, l’œuvre dépasse rapidement le cadre du ballet et s’impose comme l’une des partitions les plus célèbres, mais aussi les plus controversées, de la modernité musicale française. Ce que ce Boléro propose au regard du musicologue n’est certainement pas un objet clos à décrypter selon les méthodes de l’analyse formelle classique, mais une véritable expérience perceptive structurale. L’ostinato rythmique invariable, confié à la caisse claire, agit comme un repère auditif autour duquel se déploie une montée orchestrale rigoureusement architecturée. L’élaboration ravélienne agit par mutations timbriques successives, altérant progressivement la couleur, la densité et le spectre du matériau. Dans ce cadre, la modulation cesse d’être harmonique au sens traditionnel pour devenir spectrale : le développement ne relève plus de l’agencement contrapuntique, mais d’une dynamique acoustique et orchestrale.

Cette approche s’oppose à la logique combinatoire des avant-gardes sérielles, en proposant un paradigme alternatif : la variation des paramètres secondaires (timbre, intensité, registre et texture) devient le moteur expressif, sans altération du matériau principal. C’est en ce sens que le Boléro déplace la modernité hors du terrain du système et de l’utopie sérielle, pour la réinscrire dans celui de l’écoute et de la perception. Le compositeur français démontre ainsi que la nouveauté peut émerger de la répétition poussée à son paroxysme, que l’économie du matériau n’exclut ni la complexité ni la puissance expressive, et que l’épuisement apparent d’un motif peut paradoxalement devenir le vecteur d’une tension et d’une intensité maximales. Là où l’atonalisme prétend abolir les repères au nom d’une liberté théorique, Ravel offre une liberté incarnée, fondée sur une tension graduelle, mesurée, et c’est peut-être là que réside la radicalité véritable.

Scène, droit et fiction d’auteur

Près d’un siècle après sa création, l’œuvre continue de susciter controverses et débats, non plus sur le plan esthétique, mais juridique. En 2025, à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Maurice Ravel, son Boléro reste au cœur d’un contentieux relatif aux droits d’auteur, démontrant que cette pièce majeure demeure vulnérable aux revendications patrimoniales et aux réinterprétations posthumes. Récemment, les ayants droit du décorateur russe Alexandre Benois (1870-1960), collaborateur de Ravel sur le projet scénique, ont engagé une procédure contestant la reconnaissance de ce dernier comme auteur exclusif du Boléro. Ils soutiennent que la contribution de Benois à la conception du ballet justifierait une reconnaissance en tant que coauteur et, par extension, la prorogation des droits d’auteur associés à l’œuvre. Cette contestation, relancée fin novembre 2024, intervient dans un contexte où les revenus générés par le Boléro, bien que réduits depuis son entrée dans le domaine public en 2016, restent substantiels : entre 2011 et 2016, l’œuvre rapportait encore plus de 135 000 euros par an à la Sacem.

Portrait d’Alexandre Benois (1898) par Léon Bakst

La question centrale réside donc dans la définition juridique de l’auctorialité au sein d’un projet scénique collectif. Pour prolonger la durée de protection des droits d’auteur – qui s’étend normalement à 70 ans après le décès de l’auteur, mais qui peut être prorogée jusqu’en 2039 au titre de mesures compensatoires liées aux guerres mondiales – il est nécessaire que Benois soit reconnu comme coauteur du Boléro. Or, le tribunal de Nanterre a rejeté cette demande en juin 2024, jugeant que les éléments de preuve présentés ne suffisaient pas à établir une contribution artistique déterminante du décorateur à la création musicale proprement dite. De surcroît, la chorégraphe Bronislava Nijinska (1891-1972), bien qu’ayant participé à la première mise en scène, a également été exclue de cette reconnaissance. Ce contentieux illustre ainsi la complexité des problématiques d’attribution dans les œuvres hybrides, et révèle les tensions inhérentes entre les critères juridiques de la paternité artistique et les réalités collaboratives des créations scéniques.

Ce que révèle ce litige n’est peut-être pas tant un débat sur l’auctorialité que le symptôme d’une époque où l’œuvre, dépouillée de son élan créateur, devient matière à captation posthume. Que l’on cherche, près d’un siècle après la création du Boléro, à redistribuer son mérite à l’aune de considérations successorales, voilà qui dit moins sur Benois ou Ravel que sur la tentation contemporaine de faire parler les morts au bénéfice des vivants. Derrière la rhétorique du droit, c’est une mécanique d’usure patrimoniale qui s’impose, où le génie musical se voit instrumentalisé par des logiques étrangères à la création, indifférentes à toute exigence artistique. L’histoire retiendra sans doute moins ces tentatives d’annexions posthumes que l’évidence persistante d’une chose : le Boléro est l’acte d’un seul, et aucun procès n’en épuisera la souveraineté sonore.