Les Concerts du dimanche matin : coda et gratitude
Par
Théâtre des Champs-Élysées, 29 juin 2025
Dernier concert de la 50e saison des Concerts du dimanche matin, hommage à
Jeanine Roze pour sa carrière de productrice. Coordination Bertrand Chamayou

Dimanche 29 juin 2025, 13h. Le concert de clôture d’une aventure qui aura duré 50 ans et qui aura constitué une réelle institution musicale à Paris vient de s’achever par une salve d’applaudissements appuyés et de rappels de tous les artistes qui ont participé à cette grande fête. Une petite femme, frêle et discrète, est amenée sur scène et se faufile le long de la haie d’honneur qui s’est constituée pour l’accueillir, elle qui ne se montre jamais. Jeanine Roze, 82 ans, a décidé de prendre du champ et si elle continuera de s’occuper de bien des concerts au sein de sa société Jeanine Roze Productions, la charge que représente depuis cinq décennies l’organisation de ces rendez-vous matutinaux et dominicaux qui ont enchanté le public parisien, ne peut plus être assumée par elle, à l’âge bien dépassé d’une retraite méritée. Durant quinze bonnes minutes, le public parisien va scander ces salves d’applaudissements prononcées, et l’émotion est à son comble, dans l’expression d’une profonde gratitude de ce public qui a bénéficié si longtemps de cette initiative à la fois généreuse et visionnaire. Je veux parler de cette initiative que prenait en 1975 une jeune femme qui se lançait alors tout juste dans la production de concerts à Paris, conseillée et guidée par Jean-Louis Barrault et dans l’inspiration d’Antoine Vitez : c’est dire combien la philosophie de Jeanine Roze, fille de déportés et d’émigrés juifs polonais, est issue en droite ligne de cet idéal d’une culture portée au plus grand nombre, qui avait inspiré toute une génération fervente, celle de ses aînés qui surent reconnaître en elle le feu sacré qui jamais n’a cessé de l’animer dans son action inlassable (pour comprendre le parcours passionné de Jeanine Roze, je recommande vivement la série qui lui avait été consacrée en 2021 dans le cadre des Grands entretiens de France Musique). Une action qui a visé à démocratiser l’accès à la musique dite classique, en proposant des concerts de référence à très bas prix dans des salles parisiennes de prestige (d’abord le théâtre de Jean-Louis Barrault à la Gare d’Orsay, avant le Théâtre du Châtelet puis le Théâtre des Champs-Élysées), et dont la trace profonde et durable se reconnaît aujourd’hui dans cette gratitude du public, pour une grande dame de la culture et de la musique qui tire sa révérence – mais pas tout à fait, car une passion ne prend jamais de retraite complète, et celle de Jeanine Roze est intense.

Autant dire que ce concert fut une grande fête, de part en part. Bertrand Chamayou en maître de cérémonie, excellait à présenter ce programme préparé au secret, dévoilé le jour même, et surtout, tenu dans la confidentialité vis-à-vis de Jeanine Roze elle-même, pour qui ce fut donc une surprise, au même titre que pour le public. Chamayou devait justement l’inaugurer, par le premier mouvement de la Sonatine M 40 de Ravel, enchaînant avec Roger Muraro livrant des Goyescas de Granados habitées. Ce concert en guise d’hommage ne pouvait présenter meilleur salut à celle qui a tant mis en avant les jeunes générations de musiciens, qu’en mélangeant ainsi les générations justement : Christian Ivaldi et Jean-Claude Pennetier dans Schubert (premier mouvement de la Sonate D 617), mais aussi Victor Julien-Laferrière et Adam Laloum dans les Fantasiestücke de Schumann. Le Trio Wanderer touchait le public au cœur – déjà dans un bis d’il y a quelques moins lors d’une programmation Beethoven – avec l’Andante du Trio n° 2 de Schubert, et son temps mis en suspens. Sans conteste, l’autre grand moment suspendu, le sommet à vrai dire, la quintessence de ce concert d’hommage aura été l’extraordinaire transcription par Wilhelm Kempf du Menuet HWV 434 de Haendel, livrée avec à la fois émotion contenue et ascèse transcendante par l’incomparable Anne Queffélec. Suivaient des choses intéressantes comme l’intervention drolatique de François Morel sur un texte de Raymond Devos, mais c’est à la musique et à la gratitude encore que revenait le dernier mot, avec une version arrangée de La Baigneuse de Trouville de Poulenc par Bertrand Chamayou, accompagné par les dessins numérisés de Grégoire Pont.

L’émotion du public, l’expression vive et sans détour de sa reconnaissance à Jeanine Roze, en disent long sur un moment unique, et dont il faut savoir aussi tirer les enseignements. Car aujourd’hui, à l’heure des impresari et des programmateurs de tournées et de salles, c’est à la fois l’esprit et l’ambiance qui ont changé, et qui n’ont même aucun rapport avec le métier de passion qu’a su exercer Jeanine Roze. À son époque, dans son sillage et uniquement par sa volonté – plusieurs des participants à cette matinée l’ont rappelé -, les Concerts du dimanche matin étaient accompagnés par exemple d’ateliers réservés aux enfants ; les actions sociales étaient courantes envers les plus démunis ; la continuité d’un prix modique pour les places attestait encore de cette veine sociale prononcée. La recette de ce dernier concert, après 50 ans de sacerdoce, allait encore vers les Petits Frères des Pauvres. Jamais Jeanine Roze, productrice, n’aura abandonné sa vocation de la « culture pour tous » qui inspirait déjà ses grands modèles, Vitez et Barrault. Cette femme de culture appartient à cette génération des visionnaires, qui demande aujourd’hui surtout à être relayée par une reprise de flambeau. Car ce sacerdoce, d’action et de réalisations, est avant tout un état d’esprit, un sacerdoce de conscience qui concerne la place de la musique et de la culture dans nos vies, dans la société et dans le monde. On ne peut que souhaiter que le modèle de Jeanine Roze puisse inspirer à nouveau, concrètement et dans l’exigence : ce sera là certainement le plus fervent hommage qu’on puisse rendre à son action.
