Beethoven aux confins de l’immanence et de la transcendance
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L’étude de la musique sacrée occidentale, et plus spécifiquement de la Missa Solemnis de Beethoven, exige une approche à la fois rigoureuse, historienne, analytique et philosophique. Peu d’auteurs, à ce jour, ont su conjuguer ces dimensions avec une telle profondeur que Bernard Fournier. Figure majeure de la musicologie française contemporaine, spécialiste reconnu du quatuor à cordes et de l’œuvre beethovénienne, il s’est imposé au fil des décennies comme un médiateur exigeant entre l’œuvre et son temps. Son dernier ouvrage, La Missa Solemnis de Beethoven. Immanence et transcendance, publié dans la collection Musicologie des éditions de l’Institut du Tout-Monde, s’inscrit dans la continuité d’un travail érudit amorcé depuis plus d’un demi-siècle et constitue une contribution décisive à la compréhension de cette œuvre parmi les plus énigmatiques et ambitieuses du répertoire sacré.
Émotion quintessenciée
Son engagement fidèle envers l’exploration et la dissection fignolée de l’œuvre du maître allemand se manifeste à travers un vaste corpus d’études et de publications s’étalant sur plus d’un demi-siècle. Dans ses écrits, Fournier arrache au passé ses lueurs humanistes et infuse une lumière passionnante à d’éternelles partitions, dont le génie de Bonn est le cœur battant. On y ressent alors le frisson de l’émotion quintessenciée. Après avoir enrichi la bibliothèque musicale avec, entre autres, ses trois imposants volumes de L’Histoire du quatuor à cordes (2000, 2004 et 2010), Le Génie de Beethoven (2016) et Beethoven et après (2020), tous édités chez Fayard, le musicologue français publie récemment une somme impressionnante de 494 pages, intitulée La Missa Solemnis de Beethoven. Immanence et transcendance.

Couronnement de près de deux décennies de recherches approfondies et d’analyses rigoureuses, publiées entre 2006 et 2020 dans les colonnes de la revue de l’Association Beethoven France et Francophonie (ABF), ce nouvel opus constitue le premier volume d’une collection consacrée à la musicologie, publiée aux éditions de l’Institut du Tout-Monde, et dirigée par Loïc Céry et Alain E. Andrea (à partir d’avril 2025). Avec une minutie d’orfèvre et la verve d’un conteur chevronné, Fournier scrute puis décortique « la plus grande œuvre » beethovénienne, telle que décrite par le compositeur lui-même dans une lettre datée du 5 juin 1822 et adressée à l’éditeur Peters. Il met ainsi en lumière ce dialogue mystique entre Beethoven et Dieu, « un dialogue où se manifestent à la fois sa détresse de pécheur et son aspiration au salut au sens large, où s’exprime tension entre foi et doute, entre sentiment d’abandon à Dieu et d’abandon de Dieu, où la prière se fait tour à tour glorification ou déprécation, humble supplication ou ardente revendication », explique l’auteur dans un entretien accordé à l’auteur de ces lignes.

« Une soirée avec Beethoven », rencontre consacrée à la parution de l’ouvrage de Bernard Fournier, La Missa solemnis de Beethoven. Immanence et transcendance, ainsi que Beethoven. Les mots et la lyre, recueil d’entretiens de Bernard Fournier avec Loïc Céry. Paris, Institut du Tout-Monde, Maison de l’Amérique latine, 26 avril 2024.
De la déception initiale à la fascination herméneutique
Fournier évoque avec nostalgie son tout premier contact avec la Missa Solemnis lors d’un concert mémorable dirigé par Carlo Maria Giulini (1914-2005) au Palais des Congrès en 1976. Il confie avoir été initialement déçu par cette œuvre magistrale. « Et malgré les disques de Karajan et Klemperer que j’avais acquis, je ne suis jamais arrivé à “entrer” dans cette œuvre », reconnaît le musicologue octogénaire. Il a donc fallu de nombreuses années avant qu’il ne parvienne à appréhender pleinement la grandeur de cette œuvre titanesque. Un tournant décisif se produit, en 1993, après sa soutenance de thèse, intitulée Beethoven et la modernité : « Bien que les 1827 pages de mon manuscrit (NDLR, 1827 étant l’année de décès du compositeur allemand), contiennent peu de références à cette messe, ma directrice de thèse, Éveline Andréani, m’a tout de même proposé de traiter, pour les étudiants de l’Université Paris 8, une des questions d’agrégation qui portait sur la musique religieuse de 1770 à 1830 avec comme œuvre de référence la Missa Solemnis », raconte Fournier, le sourire aux lèvres.
Depuis, il s’est engagé de manière austère dans l’étude de cette œuvre monumentale, en examinant les fondements les plus profondes de son élaboration et en explorant son « contenu de vérité », selon l’expression empruntée à Theodor Adorno. « Porté par certains aspects de la philosophie postkantienne qui cesse de penser le monde à partir de Dieu et part au contraire de la finitude humaine pour le penser et, à partir de là, postuler Dieu, Beethoven conçoit la Missa Solemnis comme un dialogue entre immanence et transcendance, entre l’homme – un être contingent, en proie à un questionnement sans réponse – et Dieu, omniscient, omnipotent et éternel », explique le conférencier. Dans ce dialogue polyphonique et spirituel, Beethoven engage l’ensemble des ressources expressives mises à sa disposition.
Tiare de pape
Selon Fournier, la Missa Solemnis demeure l’une des œuvres les plus magistrales de Beethoven, celle à laquelle il consacra le plus de temps et d’énergie. Il y a investi davantage que dans Fidelio, dont le compositeur affirmait qu’il lui vaudrait « une couronne de martyr ». « Plus qu’une couronne de lauriers, c’est la tiare de pape de la musique religieuse que vaudrait à Beethoven la Missa Solemnis », souligne-t-il avec un brin d’humour. Et d’ajouter : « Composer une messe était pour lui, à ce moment-là de sa vie, un enjeu capital, une mission spirituelle qu’il accomplissait avec un rare niveau d’exigence. Il faut dire qu’à cette époque, les pensées de Beethoven étaient profondément imprégnées de l’idée de Dieu, comme en témoignent ses Carnets intimes. » En outre, sa relation à Dieu le Père avait pris aussi « une tournure fantasmatique ». « Cette première des trois instances divines était devenue, après maints déboires, désillusions et déceptions, le ‘père de substitution’ idéal qu’il cherchait depuis son enfance ravagée par un père brutal et alcoolique qui l’avait maltraité », poursuit-il.
Dans son essai, Bernard Fournier met en lumière l’originalité de cette messe, qui se distingue par son caractère peu orthodoxe et qui, de surcroît, s’éloigne des conventions catholiques habituelles. Sur un plan purement musical, il précise qu’elle s’écarte des sentiers battus en ne se conformant ni à l’esprit de la sonate qui « règne en général sur l’écriture beethovénienne », ni au style liturgique catholique traditionnel. Cette exploration passionnante de la singularité de cette Grande Messe amène naturellement à examiner la relation qu’entretient l’auteur avec le « sourd qui entendait l’infini » : « Ma relation à Beethoven est de l’ordre de l’amour-admiration, elle ne relève pas de l’amitié. Avec lui, je suis face à un être supérieur, un géant, dont l’œuvre et la vie sont exceptionnelles », note-t-il, clairement ému. Et de conclure : « Beethoven est un génie prométhéen doté d’une volonté inexpugnable et de cette générosité humaniste qui le conduit au-delà de ses propres souffrances à vouloir donner la Joie aux Hommes. »
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