Apollon et Marsyas (seconde moitié du XVIe siècle) © Musée du Louvre

La musicologie contemporaine est régulièrement confrontée à la réévaluation de corpus attribués, notamment lorsqu’émergent des sources inédites susceptibles d’enrichir ou de bouleverser la compréhension d’une œuvre ou d’un compositeur. C’est dans ce contexte qu’il convient d’inscrire deux découvertes récemment rendues publiques : d’une part, celle d’un trio à cordes en sept mouvements, annoncé à Leipzig le 19 septembre 2024 et supposément composé par Mozart durant sa période juvénile (probablement entre 1765 et 1769) ; d’autre part, la redécouverte, dans les fonds de la Morgan Library & Museum à New York, d’une valse manuscrite jusqu’ici inconnue, potentiellement de la main de Chopin. Ces deux documents, bien que distincts tant par leur contexte génétique que par leur état matériel, suscitent des interrogations analogues concernant leur authenticité, leur valeur stylistique et leur positionnement au sein des corpus respectifs des deux compositeurs. Tandis que la première œuvre a rapidement fait l’objet d’un consensus favorable dans les cercles spécialisés, la seconde appelle une analyse plus nuancée, en raison de son caractère fragmentaire et des incertitudes entourant sa transmission. C’est à l’examen de cette dernière partition, attribuée à Chopin, que sera consacrée la présente étude.

Leipzig célèbre la redécouverte de Ganz kleine Nachtmusik Toute petite musique de nuit »), une œuvre inédite de Mozart, interprétée sur les marches de l’Opéra par trois jeunes musiciens du conservatoire Bach.

Authenticité et enjeux musicologiques

À l’occasion de la commémoration du 175e anniversaire de la disparition de Frédéric Chopin (1810-1849), survenue le 17 octobre 2024, une valse inédite, exhumée des archives de la Morgan Library & Museum de New York, vient réinscrire le nom du compositeur polonais au cœur de l’actualité musicologique. Selon le New York Times, cette partition manuscrite a été mise au jour par le conservateur Robinson McClellan lors d’un inventaire de printemps au sein du fonds Arthur Satz, acquis en 2019 par l’institution new-yorkaise. Le document, référencé sous le numéro 147 et simplement intitulé « Valse », ne correspondait à aucune œuvre répertoriée de Chopin. Intrigué par cette énigmatique esquisse de vingt-quatre mesures, McClellan s’est interrogé : « Qu’est-ce que ça pourrait bien être ? » Après avoir effectué un relevé photographique du manuscrit et l’avoir interprété au piano, il demeura réservé quant à son authenticité.

Cette incertitude l’amena à solliciter l’expertise de Jeffrey Kallberg, éminent spécialiste de Chopin à l’Université de Pennsylvanie. Une analyse approfondie, menée en collaboration avec plusieurs experts externes, permit de dégager une conclusion prudente mais convergente : la pièce serait attribuable à Chopin avec une « forte probabilité », selon un communiqué de la Morgan publié le 30 octobre. Le support papier, la composition chimique de l’encre, ainsi que certains traits caractéristiques de l’écriture manuscrite du compositeur (notamment le tracé idiosyncrasique de la clé de fa et la présence d’un griffonnage marginal) confortent cette hypothèse.

Chopin (attribution incertaine) – Valse en la mineur, interprétée en création mondiale par Lang Lang (2024).

Pastiches dans le style de Chopin

À la suite d’une prise de contact avec l’institution américaine, une reproduction de la partition nous a été transmise pour étude. Plusieurs éléments laissent subsister une marge de doute légitime quant à l’authenticité de la pièce. Tout d’abord, la brièveté inhabituelle de cette pièce contraste avec la richesse structurelle des valses attribuées à Chopin. Datée, selon les spécialistes, entre 1830 et 1835, l’œuvre s’ouvre sur des dissonances frappantes, qui cèdent ensuite le pas à une mélodie mélancolique. Ce matériau introductif est jugé par plusieurs analystes comme stylistiquement atypique, voire problématique, au regard du langage musical habituel de Chopin. « Ma première réaction est plutôt sceptique : je retrouve, en effet, dans cette œuvrette plus d’éléments ressemblants aux nombreux pastiches réalisés dans le style de Chopin que de ressemblances avec son style véritable, particulièrement entre 1830 et 1835 », indique Abdel Rahman el-Bacha à l’auteur de ces lignes.

Lauréat du prestigieux Concours musical international Reine Élisabeth de Belgique en 1978, el-Bacha est reconnu pour avoir enregistré l’intégrale des œuvres pour piano seul de Chopin dans un ordre chronologique (Forlane, 2001), ce qui confère à son jugement un poids indéniable. Il poursuit : « Le langage harmonique est très pauvre : quintes parallèles entre la mélodie et la basse, modulations basiques. Aucune tournure mélodique indiquant une étincelle du génie, que l’on peut déceler dans la moindre de ses œuvres posthumes ». Il précise toutefois ne pas avoir encore eu le manuscrit original entre les mains. Soulignons au passage qu’el-Bacha a également enregistré à deux reprises l’intégrale des 32 sonates de Beethoven (Forlane, 1993 et Mirare, 2013), saluée par la critique comme un « événement majeur ».

Abdel Rahman el-Bacha.

Prudence musicologique

Quant au pianiste libano-britannique Robert Lamah, formé au Royal College of Music de Londres auprès de Ryszard Bakst et Louis Kentner, tous deux grands interprètes chopiniens, il propose une lecture plus nuancée. « Le génie de cette pièce se reflète avant tout dans l’âme du compositeur, que l’on ressent de la même manière dans certaines de ses petites mazurkas. En l’écoutant, on peut ressentir des émotions comparables à celles de certaines de ses petites œuvres intimes », explique-t-il, faisant allusion à l’interprétation de Lang Lang enregistrée au Steinway Hall à Manhattan, seul enregistrement actuellement disponible. Selon lui, malgré sa simplicité, l’œuvre porte en germe « la signature de Chopin, son âme et sa musique ». Toutefois, il relativise l’impact musicologique de cette découverte : « Que cette pièce soit écrite par Chopin ou non, elle ne va certainement pas enrichir ni nuancer notre compréhension du compositeur en tant que poète du clavier ».

Robert Lamah.

Enfin, Jean-Jacques Eigeldinger, figure éminente de la recherche chopinienne, professeur honoraire à l’Université de Genève et membre régulier du jury du Concours international de piano Frédéric Chopin de Varsovie, nous livre ses observations : « À première lecture, il s’agit d’un autographe à n’en pas douter. À première audition, il est permis de s’interroger sur l’authenticité de cette page, qui n’est signée du monogramme de Chopin, à son habitude ». Il questionne également la forme : « S’agit-il d’une œuvre complète ou d’un fragment ? » Et d’ajouter : « Dans un espace si restreint, le rapport et le changement de caractère entre les 8 mesures initiales, passionnées, orageuses, et les 16 suivantes qui convient à une aimable valse-mazurka, étonne. »

Jean-Jacques Eigeldinger.

Rejetant l’idée d’une miniature achevée, Eigeldinger penche pour une esquisse ou un essai abandonné : « L’état du texte ne correspond guère aux règles du genre et de la forme Valse (sinon l’usage de la carrure) ». Il rappelle que Chopin opérait une distinction rigoureuse entre ses œuvres destinées à la publication et les feuillets plus informels, notés pour des amis ou des dédicataires occasionnels. « Tel quel, le texte ne peut guère passer même pour une miniature aboutie », affirme-t-il avec fermeté. Il en conclut que les analyses en cours aboutiront sans doute à des interprétations divergentes, tout en lançant une mise en garde salutaire : les médias ont tendance à surdimensionner cette découverte, « intéressante certes, mais pas bouleversante au point de modifier notre appréhension de Chopin ».