Samson François © Bernard Allemane / AFP / INA

Par-delà les lignes convenues de l’histoire pianistique française du XXe siècle, Samson François demeure une figure d’exception, à la fois inclassable et nécessaire. L’éminent musicologue Gilles Cantagrel le qualifia un jour d’« apparition fantastique, un être d’un autre monde », une formule qui condense à elle seule l’aura particulière d’un interprète dont la carrière interroge jusqu’aux fondements de l’acte musical. Samson François ne fut jamais un interprète de l’équilibre. Son jeu, aux antipodes du classicisme policé, procédait d’une poétique du risque, où l’improvisation, non comme ornement, mais comme nécessité, s’inscrivait au cœur même de la partition. Rejetant toute standardisation stylistique souvent induite par les institutions académiques, il revendiquait une liberté pleinement assumée : « Si je suis irrégulier, ce n’est ni par caprice, ni par humeur, mais parce que chaque concert est une aventure », affirmait-il. Cette esthétique de la contingence ne relevait en rien du hasard ; elle engageait au contraire une lecture profonde, dramatique, voire instable du texte musical, dont il savait extraire les couleurs les plus insoupçonnées tout en évitant les excès expressifs ou les artifices superfétatoires qui auraient pu compromettre l’authenticité du discours musical

Formation et héritages

Né à Francfort en 1924, Samson François fut exposé dès l’enfance à une vie itinérante, marquée par les déplacements professionnels de son père. C’est en Italie, auprès de Pietro Mascagni, qu’il entame ses premières expériences musicales. Cette enfance nomade, traversant Belgrade, Gênes, San Remo, Lyon, puis Nice, constitue sans doute le ferment de sa vision mobile et décloisonnée de l’art. Le jeune prodige y décroche de brillants prix, avant que son talent ne soit remarqué par Alfred Cortot, qui le dirige vers Yvonne Lefébure. Celle-ci s’emploiera à canaliser ce jeu « plein de tempérament », mais encore indompté. En 1938, il intègre la classe de Marguerite Long au Conservatoire de Paris, qui l’amène au Premier Prix, mais « à coups de gifles », selon ses propres mots. « Elle m’a appris à jouer propre », reconnaissait-il. Sa victoire, en 1943, au concours Long-Thibaud le propulsa sur la scène musicale internationale.

Samson François appartient à cette lignée d’interprètes pour qui le piano ne constitue pas un simple médium, mais un organisme bel et bien vivant. Son jeu se caractérise par un phrasé intuitif, une gestion du temps profondément personnelle et une articulation non conventionnelle, qui met en avant une expressivité généreuse et une palette dynamique étendue, parfois au risque de la disproportion. Cette manière de sculpter les motifs et d’exacerber les contrastes harmoniques s’éloigne délibérément de la neutralité stylistique prônée par l’école traditionnelle française, incarnée notamment par Alfred Cortot. Cependant, cette liberté rythmique et expressive s’accompagne d’une maîtrise technique indéniable, permettant à François d’explorer les recoins émotionnels des œuvres sans tomber dans la superficialité ou la caricature.

Mais cette quête de liberté ne fut pas sans critiques. D’aucuns lui reprochèrent une technique parfois hétérodoxe, voire approximative. Mais c’eût été méconnaître l’intelligence profonde du geste interprétatif de François, qui ne cherchait ni la perfection formelle ni la reproduction fidèle d’un modèle académique, mais bien une recréation poétique du texte. En cela, il s’inscrit dans la continuité de Cortot, mais en radicalise les principes.

Samson François — « Le Poète du Piano » (EMI, 2007) rassemble des interprétations historiques de Chopin, Debussy et Ravel.

Transmission impossible

L’unique élève reconnu de Samson François, Bruno Rigutto, rapporte que c’est l’écoute du Concerto n° 2 de Chopin et de celui de Schumann, gravés par François sous la direction de Paul Kletzki, qui détermina sa vocation. Mais François, rétif à l’enseignement, refusait toute forme d’académisme. Ce refus de l’enseignement codifié tenait moins à un principe qu’à l’incapacité d’inscrire une pensée musicale profondément indisciplinée dans un cadre établi. L’ambition de l’adolescent s’annonçait d’autant plus ardue que ses professeurs eux-mêmes voyaient d’un mauvais œil l’idée qu’il suive les conseils d’un pianiste jugé « très imaginatif et libre », en rupture avec la rigueur austère que prônait tout conservatoire à l’époque. Il fallut donc toute la persévérance de Rigutto, alors âgé de dix-sept ans et se préparant au concours Marguerite Long, pour franchir les réticences du maître et convaincre son épouse, Josette Samson François, de lui frayer la voie d’un premier contact.

« Je vous attends à dix-huit heures », finit par consentir celui que l’on surnommait Samson de la nuit, surnom nullement fortuit pour ce noctambule invétéré, dont la vie musicale s’accordait aux heures les plus tardives. « Lors de ma première visite, il était encore en pyjama », se remémore Rigutto, avec nostalgie. Après un long moment d’attente, la leçon débuta et se poursuivit jusqu’à minuit. Je lui ai joué les pièces du concours, et j’ai eu l’insigne privilège de recueillir les conseils de ce pianiste hors du commun. » Fort de son tempérament et nourri des indications de son nouveau mentor, le jeune homme remporta un prix au concours Marguerite Long à Paris en 1965, suivi, l’année suivante, d’une autre distinction au prestigieux concours Tchaïkovski de Moscou, dont le jury était alors présidé par nul autre qu’Emil Gilels. « Samson François est un pianiste qui ne ressemble à personne. Son enseignement, profondément singulier, reposait sur l’image », confie l’artiste français, prolongeant ainsi l’intuition d’Alfred Cortot : « Il est très difficile à mener ; je n’arrive à le faire jouer qu’en suscitant des images. »

Bruno Rigutto.

Poète libertaire du piano

Souvent perçu comme un aristocrate du piano ou un poète libertaire du clavier, François échappait à toute doctrine interprétative rigide. La critique, dans son ensemble, s’accorde à reconnaître en lui un musicien de l’instant, rétif à toute planification figée, pour qui l’acte d’interpréter relevait davantage de la révélation que de la construction. « Il était malgré tout un créateur. De toute façon, on n’avait rien à lui apprendre, car il inventait ce qu’il voulait faire, comme me l’a un jour confié Marguerite Long », fait remarquer Rigutto. Sa lecture des œuvres de Chopin, Liszt, Ravel et Debussy privilégiait l’intuition, l’éclairage fugitif, et l’inflexion rythmique capricieuse mais toujours profondément habitée. Il manifestait une sensibilité à fleur de peau, à laquelle la moindre tension nerveuse servait de catalyseur. Immédiatement reconnaissable, sa sonorité ne devait toutefois rien au hasard ; elle résultait d’un équilibre instable entre le raffinement extrême du toucher et une prise de risque permanente.

Chopin — Concerto n°2 en fa mineur, op. 21, interprété par Samson François au piano, avec le Grand Orchestre de Radio-Luxembourg dirigé par Louis de Froment.

C’est peut-être dans le répertoire français, celui de Debussy et Ravel notamment, que la singularité de Samson François atteint sa pleine maturité. Dans les Études de Debussy, la Suite bergamasque ou Gaspard de la nuit, il parvenait à allier la clarté du trait à une polychromie sonore d’une sensibilité magistrale. L’usage de la pédale, toujours calculé, lui permet d’y infuser les textures d’une poésie impressionniste très authentique. Le souvenir est resté vif dans la mémoire du musicologue Gilles Cantagrel. Intervenant régulier dans l’émission radiophonique Le pavé dans la mare, il y participait à des écoutes comparées : cinq interprétations d’une même œuvre, diffusées anonymement, que les spécialistes devaient commenter en ayant sous les yeux la partition, sans savoir qui jouait, chantait ou dirigeait. Un jour, l’émission, animée par Frédéric Lodéon, proposa d’écouter le Concerto en sol majeur de Ravel. « Cinq versions étaient habituellement diffusées anonymement. Et puis, ce jour-là, il y eut une sixième version, puisque ce concerto est assez court. Nous avions le temps de mériter une surprise », explique-t-il à l’auteur de ces lignes. Et la surprise fut de taille : « Là, d’un coup, je fus sidéré : un interprète génial, une vision diabolique, saisissante, qui faisait oublier tout ce que nous avions précédemment entendu. Tout un monde de contrastes, imprévisible, nocturne, qui nous faisait frémir. Prodigieux. C’était Samson François. J’étais bouleversé. »

Ravel — Gaspard de la nuit, M. 55 : I. Ondine, interprété par Samson François.

Une trajectoire tragique

La vie de Samson François fut marquée par l’excès. Épris de liberté jusque dans sa vie personnelle, fasciné par la nuit, le jeu, la marginalité, il sillonna le monde, de l’URSS au Japon, mais mourut prématurément en 1970, victime d’un infarctus, alors qu’il enregistrait les Études de Debussy. Sans doute, le tabagisme, l’alcoolisme et le manque de sommeil avaient peu à peu fragilisé une santé déjà mise à rude épreuve, dissimulée derrière la vitalité du musicien. Il s’est avancé trop près du bord, croyant sans doute que l’intensité dispensait de la mesure. Il en est mort trop tôt, comme meurent ceux qui s’illusionnent sur l’impunité du feu. Sa mort marque la fin d’une œuvre interrompue, mais aussi une leçon artistique sans compromis. Car s’il fut parfois inégal, il ne fut jamais banal.

Samson François demeure une figure essentielle pour quiconque interroge les limites de l’interprétation, ses audaces, ses fractures et ses puissances. En un siècle où le piano s’est parfois confondu avec la conformité, il a incarné, avec panache, la réinvention de l’acte musical comme acte poétique.