Saturne dévorant un de ses fils (1820-1823) de Francisco Goya.

Depuis ses balbutiements, trop souvent auréolés de discours prophétiques, au tournant du XXᵉ siècle, la musique atonale s’est autoproclamée « révolution » esthétique et formelle, clamant avec ferveur la table rase, celle d’un réformateur convaincu que l’abolition des règles suffit à en fonder de meilleures. Pourtant, derrière cette posture dite « avant-gardiste » et cette foi inébranlable dans l’acte de rupture, se profile une remise en question radicale, et désormais hautement problématique, de ce que peut et doit être un art véritablement signifiant. En effet, en abolissant la tonalité et la hiérarchie des sons, c’est-à-dire en rendant toute note aussi dépourvue de fonction que de sens, l’atonalisme en vient à saper les fondements mêmes de toute structure intelligible. Car si tout se vaut, rien ne signifie plus. Se pose alors une question esthétique essentielle, mais trop souvent éludée : peut-on encore parler de musique lorsqu’en disparaissent les fondements mêmes qui permettent l’émotion, la mémoire et la communication ? Cet effacement systématique de tout repère, qu’on présente comme une « conquête de la liberté musicale », paraît bien davantage consacrer l’échec d’un langage qui, à force de se replier sur sa propre abstraction, finit par se couper du sensible et trahir la vocation première de la musique : celle de dire sans mots ce que le monde ne sait pas dire autrement.

Langage partagé

Pour saisir l’ampleur du schisme opéré, il convient de rappeler que la musique d’art occidentale s’est construite, pendant des siècles, sur un langage partagé, fondé d’une part sur des règles harmoniques, et d’autre part sur une grammaire sensorielle profondément ancrée dans notre mémoire auditive, autrement dit, sur une véritable sémiologie sonore. La tonalité n’est donc pas une convention arbitraire, mais un code à la fois culturel et perceptif, qui structure le discours musical, suscite l’attente, module l’émotion et en organise le relâchement. En somme, un système qui confère à l’écoute sa pleine intelligibilité. Et c’est justement ce langage qui engage l’auditeur dans une expérience intelligible. En supprimant ce cadre, la musique atonale invalide la possibilité même d’un langage commun, c’est-à-dire d’un espace où le compositeur et l’auditeur pourraient encore se rencontrer par le biais d’une syntaxe partagée et d’une interlocution esthétique. Elle engendre un verbe qui s’ignore lui-même, s’annule dans le seul fait de se produire, et se condamne ainsi à l’incompréhension ou à l’indifférence, sauf peut-être pour celui qui prétend en détenir la clef, à supposer qu’elle existe.

Il demeure pour le moins surprenant, sinon révélateur, que ceux qui revendiquent, avec l’emphase du découvreur, l’abolition de la tonalité comme une émancipation historique, aient si peu mesuré la complexité et la puissance expressive du langage qu’ils prétendent dépasser. La tonalité ne fut jamais un dogme, faut-il le rappeler ; elle résulte d’une maturation esthétique profondément ancrée dans l’histoire musicale, fruit de l’interaction des pratiques polyphoniques, des contraintes acoustiques et des nécessités expressives. L’atonalité, en se prétendant rupture absolue, a choisi d’ériger l’abstraction théorique en norme, disqualifiant ainsi un héritage organique au seul profit d’une radicalité conceptuelle illusoire. Dès le Seicento, le système tonal s’est élaboré dans l’œuvre de compositeurs comme Monteverdi ou Schütz, qui articulent, à travers la relation tensionnelle entre dominante et tonique, les premiers linéaments d’un espace musical orienté. Ce système s’est affiné avec Corelli avant d’atteindre, chez Bach, une plénitude logique et expressive telle qu’elle permet de penser l’œuvre musicale comme un organisme en développement.

Il suffit d’examiner comment Haydn dramatise la forme sonate en jouant sur l’instabilité des équilibres entre tonalités voisines, comment Mozart exploite les modulations pivotantes et les contrastes thématiques pour édifier une architecture fluide, ou comment Beethoven intensifie les tensions en projetant les degrés harmoniques dans une dynamique téléologique, souvent orientée vers une résolution différée ou une expansion cyclique, pour comprendre que la tonalité n’est pas une contrainte, mais le cadre opératoire d’une pensée musicale structurée, attentive au développement, à la mémoire et à la forme, et, partant, le vecteur même de la discursivité musicale. Ces compositeurs, parmi tant d’autres, y ont trouvé un champ de possibles inépuisable, précisément parce que la tonalité offre un cadre structurant : les contraintes qu’elle impose n’abolissent pas la liberté, elles en constituent la condition nécessaire et féconde. Même lorsque le XIXe siècle en élargit les limites – qu’il s’agisse des modulantes de Schubert, des déstabilisations tonales de Brahms ou des chromatismes de Wagner – il ne fut jamais question d’en nier le principe, mais d’en éprouver et de renouveler les ressources.

Quant à Debussy, dont les admirateurs les plus empressés voudraient faire un héraut de la tabula rasa, il ne renonce ni à la polarité ni à la tension, mais redéfinit leurs modalités au sein d’un espace sensible encore pleinement lisible. En revanche, l’hostilité dogmatique à l’égard du langage tonal ne procède pas d’une avancée esthétique authentique, mais traduit un appauvrissement théorique : celui d’une génération persuadée qu’elle s’émancipe en se désaffiliant, au point de confondre la profondeur et l’hermétisme, radicalité et négation pure. Détruire le langage au nom d’une pure abstraction revient à substituer au travail de la forme une posture, et à remplacer l’intelligibilité par une opacité revendiquée. Le geste de rupture, lorsqu’il se fait fin en soi, cesse d’être un acte créateur ; il devient le symptôme d’un art qui ignore à qui et pourquoi il s’adresse.

Un autisme esthétique

La dislocation du langage ne se réduit pas à un simple phénomène formel ; elle traduit une mutation plus profonde, d’ordre anthropologique, dans la relation que la musique entretient avec son auditeur. Lorsqu’une œuvre ne parle plus, ne chante plus, ne trace plus de chemin perceptible dans le temps, elle cesse de communiquer, renonçant ainsi à toute prétention à signifier au‑delà de son propre mécanisme. Autrefois, la musique était un art du lien, de la mémoire et de la résonance intérieure ; elle se mue désormais en un acte clos, en un dispositif abstrait qui ne requiert plus l’écoute, mais seulement l’activation de procédures. Le compositeur s’efface derrière le système, et le langage se vide de toute adresse. L’acte de composition tend alors à se réduire à la simple manifestation d’une conformité à un dogme – fût‑il abscons – du moment qu’il se revendique comme « radical ». Ainsi l’atonalité trahit-elle les conditions mêmes de la communication musicale, non par une prétendue complexité, mais par un refus volontaire de tout accueil.

De surcroît, cette crise du langage musical soulève une double interrogation, à la fois éthique et esthétique. Si la musique renonce à toute forme de communication, quelle légitimité peut‑elle encore revendiquer comme art ? Sur le plan esthétique, l’absence de repères tonals instaure une musique dépourvue de centre et de gravité, privant le discours sonore de toute tension dramatique. Le langage tonal structure une dialectique émotionnelle fondée sur la dissonance et la consonance, sur la résolution et l’attente. En abolissant cette polarité, l’atonalité installe une continuité indistincte, un flux sonore désorienté qui oblitère l’engagement perceptif et affectif. La beauté – entendue comme ce lien entre émotion et pensée – s’en trouve altérée, voire anéantie. Il devient dès lors légitime de s’interroger : l’atonalité, en reniant les assises du langage, ne se condamne‑t‑elle pas à un enfermement autistique, privant la musique de sa vocation première, celle de dire et d’adresser ?

Au‑delà de sa seule dimension formelle, l’atonalité opère une rupture éthique profonde : en se proclamant art réservé à une élite, elle méprise toute ambition de partage, substituant l’exclusivité de l’incompréhension à la communion universelle. La musique cesse alors d’être ce lien entre l’artiste et le monde pour se muer en un discours hermétique, circonscrit à une minorité, et, in fine, en un acte d’isolement volontaire. Cette posture réduit la créativité à un simple jeu combinatoire. Le langage musical s’y stérilise, voire se nécrose, sous le poids de règles abstraites. Le paradoxe est d’autant plus saisissant que la musique contemporaine, pour rester vivante, devrait s’ouvrir à la pluralité des formes et dialoguer avec la tradition, au lieu de la récuser intégralement. En niant le langage musical, l’atonalité renonce à la mémoire et à la profondeur de l’expérience humaine, et se prive ainsi de sa dimension la plus essentielle : celle d’adresser et d’émouvoir.