BERLIOZ, Symphonie fantastique op. 14 | RAVEL, La Valse M. 72
Orchestre de Paris, dir. : Klaus Mäkelä | Decca, 2025

Vous est-il déjà arrivé de vous demander face à un enregistrement résolument raté, ce qui manque, ce qui vient à faire éminemment défaut, d’autant plus dans une œuvre où la manque de tel ou tel paramètre s’entend dès les premières mesures ? Dans cette situation et quand, comme c’est mon cas, on a très rarement été déçu par le passé, par un chef, en l’occurrence Klaus Mäkelä, on est embarrassé, très embarrassé. Alors, je l’avoue : l’embarras se meut alors très rapidement en agacement, d’autant plus quand on a salué à maintes reprises les talents du chef notamment en concert. Un agacement qui glisse alors facilement vers la colère froide. Compte tenu de la haute estime dans laquelle je tiens Klaus Mäkelä, compte tenu de la claire conscience que j’ai de son réel talent, cet enregistrement tout récent de la Symphonie fantastique par l’orchestre de Paris sous la direction du jeune chef finlandais, me déçoit, me désole et m’agace. Je ne comprends pas qu’on puisse se fourvoyer à un tel niveau. Je m’empresse de préciser le problème global, qui est massif, de bout en bout de ce ratage intégral : mis à part des options parfois étranges, le chef ne démérite pas dans la lecture littérale de l’œuvre, et il se trouve même dans cette lecture des choses très intéressantes. Mais mon Dieu, on ne se risque pas dans la Symphonie fantastique si on n’est pas sûr de son souffle ! Cette œuvre, manifeste romantique français, ne souffre aucun relâchement, aucune once de retrait. C’est une œuvre tout en énergie, même dans ses moments d’apaisement temporaire : Berlioz, y a mis tout son génie, et singulièrement cette sorte de quasi-folie qui en nourrit la sève. La Symphonie fantastique doit être hystérique ou ne doit pas être. Si on n’est pas capable d’assurer cette outrance, cette démesure, cette fièvre, mieux vaut faire autre chose. On ne peut se contenter d’une lecture littérale dans ce chef-d’œuvre, ou c’est lui retirer toute son âme. Dans ce cas donc, on arrive à ceci, et je serai clair : une complète nullité.
Le problème, soulevé très justement par le critique américain David Hurwitz dans sa chronique concernant l’enregistrement (voir plus loin), est bien là : sans doute pressé par sa maison de disques, Klaus Mäkelä se précipite en l’espèce, dans un enregistrement pour lequel il n’est manifestement pas prêt. Une maturation minimale aurait été indispensable, sauf si on est pressé par je ne sais quelle motivation extra-musicale. Il repassait dans dix ans et il aurait compris l’énergie et le souffle, l’outrance et la démesure. Ici, tout n’est que minauderies de jeune fille apeurée, pour une œuvre qui est une quintessence de la virilité outrée, un sommet de la psyché torturée. Cette œuvre que Bernstein nommait à juste titre « chef d’œuvre sous acide » fut en effet composée sous l’effet de l’opium. On est ici dans l’extrême de l’extrême, dans le Romantisme vécu, dans l’excès, sans la moindre sagesse, dans l’univers des délires psychédéliques d’un compositeur qui décrit avec une éminente précision le mélange de l’obsession (l’« idée fixe »), de la passion sentimentale hors de tout cadre, de la torture d’un cerveau livré aux délires d’un rêve incontrôlé. D’avoir complètement perdu de vue cette énergie et cette esthétique de l’extrême, Klaus Mäkelä nous livre ici le devoir scolaire d’un bon élève qui mériterait tout au plus un encourageant « peut mieux faire », après le clair verdict : « insuffisant ». Aussi, devant le bon élève, mais surtout devant le chef que je considère déjà confirmé, j’aurais tendance à diagnostiquer une erreur de parcours, et je serais tenté de lui recommander indirectement de ne pas toucher aux œuvres qui nécessitent une indispensable maturation et pour lesquelles il n’a pas fini sa phase de préparation. Entre consécration paradoxale d’une réelle immaturité dans une œuvre qui ne pardonne aucune approximation, et illustration d’une précipitation à ressort commercial, je suis au regret de devoir attester en détail ici d’un naufrage complet.
J’ai tendance à considérer – sans jamais avoir été pris à défaut dans cette habitude – qu’une interprétation ratée ou réussie de la Symphonie fantastique se reconnaît dès les premières mesures. Récemment et en concert, j’ai été confronté, avec le public parisien, à l’une des plus remarquables versions de l’œuvre, lors de l’avant-dernier concert marquant en juin dernier la fin du mandat de Mikko Franck à la tête de l’orchestre philharmonique de Radio France. Cette donnée d’immédiateté s’explique probablement par la spécificité d’une écriture dans laquelle le corpus des nuances, mais bien davantage, l’inspiration des phrases, leur élan intrinsèque s’adossent à une succession d’atmosphères, et à une narration précise, le tout formant un ensemble dont on doit pouvoir reconnaître l’intégrité immédiatement. La progression de ces atmosphères et l’instauration de cette narration se déploient selon une grande précision, dès l’amorce de la première partie, « Rêveries – Passions » dont les étirements caractéristiques des cordes doivent tirer la mélodie des limbes de la rêverie en effet, vers une conscience progressivement obsessionnelle. D’emblée l’exposé du thème de la rêverie, vers l’apparition de l’« idée fixe » doit être à même de faire ressentir une tension fameuse, tangible et signifiante. Or ici, seule la lecture littérale de la partition prédomine, sans ce jeu étiré des nuances et donc bien sûr sans cette tension fondamentale. Tout est absent, évanescent, d’une fadeur considérable, au prix d’une sorte d’effacement des accents, un malencontreux sfumato des traits, le tout servi par une prise de son elle-même lointaine et lacunaire, de telle sorte que l’auditeur, connaisseur de l’œuvre, est terriblement frustré, de ne rien y reconnaître de son identité intime. Tout se déroule alors dans une lecture de la partition honorable tout au plus, mais où l’esprit a totalement déserté. Sensation désagréable, très désagréable que d’entendre les notes, sans la moindre impulsion. Pour être précis, ne parlons pas ici d’absence d’expression, mais plutôt d’absence d’impulsion, je le répète, pour cerner cette pathologie de l’énonciation. Sans cette impulsion indispensable à une œuvre fondée rappelons-le, sur une « musique à programme », on met à mal ce qu’elle est censée servir, à savoir justement une narration, une histoire dont le programme, je le rappelle encore, était distribué au public, lors de la création de l’œuvre en 1830 et de sa reprise en 1832. Si on en vient à être absent de l’énergie et de l’impulsion, c’est donc l’office même de l’œuvre que l’on dénature – et c’est en cela que la Symphonie fantastique devrait dans l’idéal réservée aux musiciens qui sont sûrs d’assurer de bout en bout pareille impulsion. À défaut de quoi, le vide, la vacuité, l’anémie s’abattent sur l’orchestre, qui se contente du minimum syndical. Responsabilité écrasante du chef, déficience impardonnable, et on se sent sommé de faire dire à ce jeune chef d’aller refaire ses classes avant d’oser s’attaquer à Berlioz : ici monsieur, vous entrez en territoire de démesure, si donc vous en êtes incapable, laissez reposer en vous une lecture qui, dans quelques années sans doute, compte tenu de votre talent qui est réel, permettra à l’œuvre de se lever entre vos mains. Réécoutez vos glorieux aînés dans ce chef-d’œuvre, en des enregistrements qui se sont inscrits dans l’immortalité des références définitives de la discographie : Charles Munch, Colin Davis (par-dessus tout, à la tête de l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam), Leonard Bernstein, Herbert von Karajan. Vous réaliserez alors seulement, de quelle impulsion on ne doit jamais se départir en abordant chaque mesure de ce sommet.
À défaut de pouvoir m’adresser directement à Klaus Mäkelä (moi qui ai toujours défendu son immense talent face aux attaques lamentables dont il est encore l’objet), toute la suite de cet immense ratage ne vient que confirmer la continuelle et incurable anémie d’une version sans âme. Prenez « Un bal », le deuxième temps de cette sorte de saga romantique. Une valse certes, lue en rythme (fort heureusement), mais où le tournoiement n’est pas. Or ce tournoiement, où il « aurait suffi » d’appuyer certains accents, de réclamer des cordes une largeur d’archet accrue ou autres subterfuges efficaces (enfin, tous ces « trucs » qui sont normalement coutumiers des chefs chevronnés), ce tournoiement donc, à ce point absent, soustrait tout charme à la fête représentée, où bientôt l’obsession se refera jour. Quand le leitmotiv revient, dans cette soupe sans âme, on ne la remarque même plus. On devient blasé, scandale devant ce concentré de grâce intranquille.
La « Scène aux champs » est peut-être le seul moment où l’expression se rapproche le plus de la justesse énonciative. On ne s’en étonnera pas, puisque c’est justement le seul moment de l’œuvre où l’impulsion marquée s’évanouit au profit d’une ambiance diaphane. Klaus Mäkelä serait-il voué à ces féminines évanescences ? Je ne saurais le croire, étant confronté à chacun de ses concerts, à quelques sommets d’énergie pure. Alors que se passe-t-il en fin de compte, dans certains de ses enregistrements ? Y fait-il de mauvais choix, systématiquement ? Je me souviens à ce titre, de la version du Concerto pour violon de Sibelius qu’il avait enregistrée avec Janine Jansen. J’y avais vanté, dans ma recension, un « éther » de la dimension onirique du concerto. Je me demande maintenant si je ne m’étais pas alors un peu laissé abuser par cette veine de l’anémie, en trouvant dans le retrait de l’orchestre une science de je ne sais quelle intention. Je pense maintenant que Klaus Mäkelä a souvent un problème devant le moment de l’enregistrement, qui se traduit chez lui par un effondrement relatif de cette énergie qu’il sait pourtant ménager en concert. Une dichotomie qu’il devra dépasser s’il veut convaincre davantage avec ses enregistrements.
On aura compris par anticipation que la « Marche au supplice » et le « Songe d’une nuit de Sabbat » ne sont que l’ombre d’eux-mêmes, dans cette démonstration inconcevable de nullité. Je n’y reconnais plus Klaus Mäkelä, son sens du détail et son intelligence du liant orchestral. Je n’y vois que défaillance de relief, absence de substance, forfaiture de la présence. Au bout de cette autre marche au supplice involontaire où un chef d’œuvre a été défiguré par désertion, on n’a plus envie d’écouter la Valse de Ravel, dont je ne parlerai pas, en réponse au manque dont Klaus Mäkelä nous a gratifié. Un problème de taille refait surface : quand un chef s’avère finalement capable du meilleur comme du pire, on a peur pour lui qu’il s’installe, avec le temps, dans une réputation des hauts et des bas. Pourvu donc que Klaus Mäkelä, doué des plus remarquables dispositions dont un jeune chef ait fait preuve ces dernières années, ne devienne pas à son tour l’ombre de lui-même çà et là, laissant derrière lui d’immondes rognures de son immense talent, et ne soit pas finalement le nouveau Simon Rattle.
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