La magie Ravel, par Samson François et André Cluytens
Par
RAVEL, Complete Piano & Orchestral Works
Samson François, Orchestre de la Société des Concerts du
Conservatoire, dir. : André Cluytens | Erato / Warner Classics, 2018

La présente chronique est écrite trois semaines à peine après la création de Sostenuto et à ce titre, elle s’inscrit dans une logique que j’aimerais encore préciser pour ce qui est des chroniques d’enregistrements, même si la chose est déjà annoncée dans la présentation de la rubrique. Ainsi, en ce qui me concerne j’avoue bien plus qu’une réticence, en vérité une réelle répugnance à établir des chroniques de désapprobation de tel ou tel enregistrement. Je préfère mille fois privilégier les chroniques consacrées aux enregistrements que j’apprécie, et à propos desquels je voudrais partager un enthousiasme authentique, fondé sur une réelle argumentation. Dans certains cas pourtant, quelques circonstances particulières peuvent motiver l’exception à cette règle et à cette préférence, et il est question là, d’une nécessité qui peut se présenter à devoir parler de la médiocrité de tel ou tel enregistrement. Il ne peut donc être question à mes yeux que d’une vraie nécessité, à l’image de la chronique que j’ai mise en ligne juste avant la présente, et où je dresse l’analyse sans appel qui est la mienne, à propos du récent enregistrement de la Symphonie fantastique de Berlioz par l’orchestre de Paris dirigé par Klaus Mäkelä. Dans ce cas, il m’est apparu comme une nécessité, de devoir examiner ce que je perçois comme une trahison du public de la part d’un musicien de talent, sur les fondements d’un enregistrement hâtif qui jamais n’aurait dû intervenir. Et en voulant sortir de ces accents aigres mais nécessaires, je m’apprêtais alors à chroniquer l’un des enregistrements récents que j’avais planifié de commenter, à savoir les Œuvres complètes pour piano de Ravel par le pianiste français Jean-Efflam Bavouzet (Chandos, 2025). Et là, la déception devant un enregistrement qu’on m’avait pourtant infiniment vanté (exagération prononcée d’un toucher voilé, accentuant le vaporeux jusqu’à l’évaporation ; timbre cristallin exaspérant), de la part d’un pianiste que j’apprécie pourtant (surtout son essentielle intégrale des Sonates pour piano de Haydn, plus subtile que celle de Rudolf Buchbinder), m’a placé dans une gêne considérable. Même pour déconseiller cet enregistrement, je ne me voyais pas me remettre à nouveau dans cette perspective négative qui me coûte beaucoup à vrai dire.
Et spontanément, en voulant m’en retourner vers une version admirable, j’en suis revenu à cette pure merveille par laquelle naguère, il y a bien longtemps, je suis entré de plain-pied dans l’univers pianistique et orchestral de Ravel, et je veux parler de la réunion en un seul coffret de ces enregistrements miraculeux que je connaissais en versions séparées auparavant et réunis par Warner Classics en 2018 : les œuvres pour piano par Samson François et les œuvres orchestrales par l’orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire sous la direction d’André Cluytens (enregistrements réalisés entre 1957 et 1968 et remastérisés pour la plupart en 2010). Un patrimoine discographique qui à mes yeux relève du prodige, à tel point qu’on puisse y voir cette fameuse version idéale d’équilibre et d’accomplissement dont on peut rêver pour un compositeur donné ou une œuvre donnée. Des enregistrements qui arpentent ce qui fait la quintessence de Ravel, à savoir cet univers magique non seulement dans son imaginaire mais également dans ses traits compositionnels, le travail particulier d’une harmonie de la surprise, la signature d’une mélodie à la fois limpide et diffractée, l’exploration heuristique des rythmes. Ces versions réunies pour la première fois dans ce coffret de 2018 seront donc l’objet de la présente chronique, qui se veut être un succinct panorama de leurs vertus à mon sens irremplaçables, que je considère depuis bien longtemps comme le maître-étalon des interprétations pianistiques et orchestrales de Ravel.
Éclat et subtilité dans l’onirique : Samson François, musagète
On peut le dire et on doit en prendre la mesure, ces enregistrements de 1957 à 1968 (Salle Wagram à Paris) représentent à eux seuls, avec cette force tranquille qui caractérise l’autorité de leurs deux hautes figures de musiciens, Samson François et André Cluytens, la quintessence d’une véritable révolution dans l’approche de Ravel, il ne faut pas avoir peur de le reconnaître. Mis bout à bout, ces versions immortelles des chefs-d’œuvre de cette musique pour piano et de ce corpus orchestral ont représenté au moment même de leurs éditions (alors séparées), un tournant décisif dans la compréhension même de Ravel. Et dans le livret de cette réédition remasterisée et intégrale si précieuse, Jean-Charles Hoffelé a des mots concernant l’approche orchestrale de Cluytens, qui valent tout aussi bien à mon sens, pour les accomplissements de Samson François dans Ravel, parlant d’interprètes qui « l’avaient délivré de toute une certaine tradition du sec, du droit, de l’esprit mordant, de la légende Apache, pour lui rendre cette sensualité émouvante parce que pudique qui, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, rendra ses œuvres indispensables des deux côtés de l’Atlantique. » Et on ne saurait mieux caractériser en effet ce qui s’accomplit de miraculeux et de magique dans ces enregistrements où, manifestement, apparaissait à la discographie en ces années soixante, un compositeur finalement en large partie inconnu, d’avoir été abusivement « objectivé » dans une veine sophistiquée et finalement snobe, où se perdait l’essentiel. Car l’essence de Ravel tenait dans cette poésie et ces frontières de l’onirique que seuls des interprètes sachant assumer cette dimension pouvaient restituer avec une telle force.
Il ne fallait donc pas moins que ce pianiste épris de liberté dans jeu et mettant cette liberté au service d’une transmission juste, Samson François, pour parvenir à ce renversement d’une approche jusqu’alors asséchée. Les œuvres pour piano seul, qui occupent les deux premiers cd de ce coffret, se retrouvent dont littéralement magnifiées, par une subtilité rare (Jeux d’eau et Menuet antique) mais aussi un sens de l’éclat coruscant (Alborada del gracioso : partition quasiment révélée selon cette version en relief et en panache rythmique), au point que pour de bon, le pianiste a su livrer là une sorte de moule à mon sens indépassable, et en tout cas à partir duquel tout interprète de Ravel a dû par la suite se situer, sous peine de voguer dans l’insipide (et cela existe aussi hélas – voir le début de cette chronique). Il n’est ici aucun accent qui ne soit mis au service d’une intelligence de ces si singulières « atmosphères » qui font la substance de ces pièces finement ciselées. En commençant par le charme irrésistible et mélancolique de la Pavane pour une infante défunte, le corpus prend ici les accents de beauté pure dont tout admirateur de Samson François sait pouvoir se délecter, dans Chopin comme dans Ravel ou Debussy. On comprend d’emblée que l’approche, en étreignant le subtilité de ces tableaux aux ambiances évocatrices, comme des scènes de genre en peinture donnent l’indication contextuelle d’une certaine expression. Samson François épouse avec intelligence chacune de ces ambiances, qu’elles soient celles de ces harmonies souvent mimétiques des Miroirs (avec, outre Alborada del gracioso, Oiseaux tristes et Une barque sur l’océan d’une telle élévation et d’une telle émotion, qu’on est sûr, vraiment sûr, qu’on est là dans l’âme de cette musique) ou dans les caractérisations très « marquées » de la Sonatine.
Alors oui, la question de l’évaluation se pose, dans le contexte d’une telle excellence : est-on à même de se défaire d’un charme intégral pour entre dans les détails techniques de l’art dont Samson François déploie ici les éclats ? On pourra bien sûr toujours commenter cette magie des timbres qui, dans les pièces enfantines de Ma mère l’Oye opère à merveille (voir Le Petit poucet ou Laideronnette, impératrice des pagodes), vanter ce sens rythmique où s’étoilent des réminiscences de jazz – jamais pourtant, par ces considérations pourtant vraies, on n’épuisera cette magie inaltérable, cette poésie au souffle direct, ce rêve fait debout et éveillé. Avec Pierre Barbizet en compagnon de clavier pour ce cycle à quatre mains (et sans doute à deux goulots, quand on connaît le commun alcoolisme des deux pianistes), un halo incomparable s’empare de l’auditeur, et Le jardin féérique achève de nous mettre à genou devant une beauté pure et simple, comme celle devant laquelle s’émeut un émerveillement d’enfant.
On ne s’étonnera donc pas, une fois qu’on aura pris la mesure de cette capacité rare et à mon sens incomparable, d’habiter la mimèsis de tableaux de genre et d’en arpenter le dimension onirique, de ce sommet encore selon moi indépassable et paradigmatique des trois pièces de Gaspard de la nuit. Alors même que le poétique identifie ici le motif en lui-même (cette sorte de transposition musicale de trois des poèmes du cycle d’Aloysius Bertrand), on ne peut qu’être définitivement frappé par la force narrative et descriptive de ces trois pièces majeures (Ondine, Le gibet, Scarbo). Et personnellement, j’ai beaucoup de mal à souscrire à la vision commune, rapportée par Jean-Charles Hoffelé, d’une noirceur générale du Gaspard de Samson François, conforme à l’impression laissée par son premier enregistrement de 1959. Car de noirceur, je ne parviens pas à détercter une option spécifique autre chez Samson François, que celle de laisser parler comme il se doit la peinture du charme ensorcelant d’une ondine, du paysage sombre et obsédant du gibet, et celle d’un lutin maléfique. Lui avoir attribué ici de la noirceur en dit long sur une lecture souvent oublieuse des codes fantastiques du poème d’Aloysius Bertrand : on n’est ici dans la moindre once de ludique, et il est certainement fâcheux de confondre l’onirique et le féérique (celui du jardin de Miroirs). Ravel fut précis dans la transcription des univers inquiétants de Gaspard de la nuit, et cette fidélité même confère à son cycle la force expressive quintessenciée des trois tableaux ici dépeints (pour reprendre cette figure d’une substance, d’une essence). L’inquiétude place dans ces trois évocations, l’oublier ramène à un Ravel vaporeux qui est une errement. Musagète, Samson François le fut ici en diable (c’est le cas de le dire), menant vers les sources de l’inspiration hantée du poète. Et c’est en quoi la force du Gaspard de la nuit livré par le pianiste fixe à mon sens, autant en 1958 (sur 78 tours) que dans l’enregistrement de la Salle Wagram de 1967 resté célèbre dans les différentes éditions de
Si je n’ai jamais été convaincu de la nécessité des dissonances ouvrant les Valses nobles et sentimentales, comment demeurer insensible à ces oscillations en forme de libres variations sur le motif de la valse, surtout quand ces oscillations sont servies par ce prince de l’incertitude que fut Samson François ? S’il est en fin de compte une « modernité » féconde en 1911, deux ans avant la révolution du Sacre de Stravinsky, c’est bien celle que nous rapporte ici le pianiste avec son sens consommé des équilibres précaires, ceux qui dans la phrase chopinienne occupent le rubato et qui ici irriguent l’instabilité rythmique et que j’aurais pour ma part bien rebaptisés Valses 1911, si ce n’était l’hommage posthume à Schubert voulu dans son titre par Ravel. Danser vers quel abîme, en recherche de quelle nouvelle posture ? Le registre de l’interrogation, de l’intranquillité, semble habiter ces huit moments qui recréent l’esthétique de la danse, dans un cheminement presque narratif où il nous est donné à éprouver et à engranger la grâce et l’efficience de la notion de mouvement.
Les Préludes et les deux pièces de six pastiches musicaux (À la manière d’Emanuel Chabrier et À la manière de Borodine), exercices formels qui ne manquent pas de charmes, sont servis par Samson François avec le même sens de l’élan et de l’atmosphère, qu’il remet au service de cette musique, avant que Le Tombeau de Couperin ne rappelle la volonté du compositeur d’une filiation musicale française (à la manière de l’ars gallica en quête duquel fut Fauré), servie ici par une fluidité toute particulière du pianiste. Sans que, pour ma part, cette œuvre ne me convainque le moins du monde, depuis que j’y vois une intrusion trop manifeste de jeux formels sans épaisseur à mes yeux, qui ne manquent sans doute pas de quelque panache mais me laissent insensible (le versant d’un Ravel ludique et formaliste ne me concerne pas). C’est mon avis, et Samson François en personne n’y peut rien, lui qui en sert non sans quelque brio la virtuosité ponctuelle.
Samson François – André Cluytens, la bouture exceptionnelle
Il est à vrai dire impossible de concevoir cette sorte de quintessence ravélienne de Samson François sans prendre la mesure de la réussite du même ordre de sa collaboration avec André Cluytens à la tête de l’orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, dans les deux merveilleuses versions qu’ils enregistrèrent du Concerto en sol et du Concerto pour la main gauche en 1959 à la Salle Wagram, dans le sillage et l’annonce des enregistrements pour piano seul par Samson François. Car ce qui apparaît avec éclat à l’écoute de ces deux merveilles, est encore et encore une adéquation manifeste, mais pour le redire, la réussite totale d’un infléchissement du Ravel « millimétré » et sec, vers une restitution tout en suavité, pour ne pas dire en sensualité, qui transforme littéralement l’idée même qu’on peut se faire de ces deux concertos aux allures si opposées en soi.
Qui voudrait s’en convaincre devrait pour sûr se précipiter vers l’Adagio assai du Concerto en sol, d’une telle sensibilité, qu’elle en vient à exprimer toute l’originalité (mélodique aussi bien qu’harmonique) de ce concerto dont on a commenté l’allure classique et si peu vu le vecteur d’une modernité non nihiliste. La seule postérité de cette beauté invulnérable devrait suffire à achever de discréditer les thuriféraires du dogme formaliste d’une autre option de la modernité, aux yeux de qui Ravel fut à classer dans la catégorie (alors honnie) des néoclassiques – voir l’extrême dérisoire de ce jugement du jeune Messiaen alors : « Je trouve inconcevable que Ravel puisse prendre au sérieux le Largo (sic) de son nouveau concerto, ce Largo qui fait du Massenet avec une phrase qui rappelle un Fauré des mauvais jours. Un retour au classicisme ? Toujours le même refrain ? Ravel lui-même est aujourd’hui prisonnier de cette mode. » Car c’est tout le crétinisme de pareils jugements que devait déjouer cette beauté dynamique du concerto créé en 1932 par Marguerite Long (professeur de Samson François, rappelons-le) : voilà l’option d’un concerto de son temps et qui pourtant dit sa dette à Mozart et Bach, de l’aveu même du compositeur, ici restitué par une approche à la fois rigoureuse (ceux qui penseraient le contraire de Samson François en sont pour leur frais) et en quête de la parole intime qui se déploie là simplement, sans mystère et en une grâce très pure. Ici donc, symbiose d’une énergie indomptable du pianiste, sculptant le timbre et les inflexions dans une science du détail qui le caractérisait, avec cette autre science des couleurs orchestrales, qui définissait l’art d’André Cluytens.
Je suis toujours assez consterné devant la réputation « sombre » de la version du Concerto pour la main gauche par Samson François. Non que cette réputation soit usurpée ou fautive le moins du monde, mais plutôt parce que cette caractérisation devrait s’accompagner immédiatement d’un rappel : ce concerto est par lui-même, dans son écriture et dans son arrière-fond expressif, sombre de part en part, n’hésitant devant aucune marque d’effroi, de déréliction, d’épouvante presque. Et si on continue d’être frappé par l’exacte contemporanéité avec le Concerto en sol volontiers ludique et éclatant, avec cette œuvre d’inspiration tourmentée, il faut surtout s’empresser de souligner combien cette sorte d’idiosyncrasie dont témoigna Samson François avec cette atmosphère tempétueuse et sombre en effet, place l’expression voulue par le compositeur, très exactement là où elle doit être. Marches suppliciées, scandées par un orchestre lui-même hanté aux teintes d’obscurité rendues avec une force inouïe par André Cluytens, surgissements et agitation d’un clavier presque « autonome » dans les trois moments de cette sorte de poème symphonique, à commencer par la première et inoubliable apparition sur des accords graves cédant vite la place à des arpèges d’une virtuosité elle-même maladive : tout ici tient de la pure symbiose entre ce qui est concrètement rendu et ce qui est prévu. On a rarement l’occasion de ressentir une telle adéquation, alors oui, pour de bon il faut apprécier ici ce qui définit à mes yeux la version définitive de cette œuvre de force et de cri – à la manière du tableau éponyme de Munch.
André Cluytens, l’enchanteur
Si vous pensiez alors être parvenu au terme du ravissement, eh bien non. Il faut encore parcourir les pépites de ce qui éclate comme une démonstration de maîtrise et d’intelligence de la part de ce chef impressionnant que fut André Cluytens et qui, dans le corpus orchestral de Ravel, expose bien ce qu’est sans doute la plus puissante projection de la quintessence de l’art d’orchestrateur du compositeur, art ciselé dans une savante économie des timbres, des ambiances, des langages instrumentaux. Selon une rigueur absolue (battue impeccable, rythmique dosée au cordeau), Cluytens confirme là une maestria qu’on retrouvera ailleurs dans sa discographie (ses symphonies de Beethoven sont un autre ravissement et un tournant), mais qui se déploie en une variété notable, celle-là même qui caractérise les univers orchestraux de Ravel. Ici le Boléro ne renie pas l’extrême rigueur métronomique que revendiquait le compositeur, tout en ménageant à la mélodie hispanisante, ce charme andalou incomparable qui doit être envoutant ou n’être pas. Je serais tenté de parler d’un tournant dans cette approche conciliatrice qui confère à ce chef-d’œuvre de 1928 son efficacité intrinsèque, sorte de martingale symbiotique qu’on retrouve à souhait (et plus prononcée encore en matière de sensualité mélodique) dans l’interprétation fameuse (l’une des meilleures, incontestablement) provenant de l’un des disciples d’André Cluytens, Georges Prêtre. Il est en l’occurrence plus qu’enthousiasmant d’apprécier là ce moment où le Boléro est restitué à son souffle propre, quelque peu bridé auparavant – et il faut se représenter la surprise des auditeurs de 1961 qui découvrent en cette approche ce souffle nouveau, et ce qu’on conçoit ici dans le Boléro s’applique tout aussi bien pour le reste des œuvres orchestrales, en cet afflux que confirme à raison Jean-Charles Hoffelé : « Tout un imaginaire sensuel meut cet univers où l’ivresse et la danse n’est jamais loin, et les caractères des timbres, la magnificence des rythmes, la précision d’une balance qui fait tout entendre de l’écriture ravélienne sans l’assécher, auront suffisamment surpris une partie des mélomanes pour que fusât la critique stupide d’un Ravel qui n’aurait pas été assez français. » Et quand il parle encore de « l’opulence des Ravels bostoniens de Charles Munch », même si Cluytens côtoie lui aussi l’opulence mais avec mesure, on peut en effet considérer que le regard sur l’orchestre de Ravel doit considérablement à ce tournant, au gré duquel un compositeur jusqu’alors vu sous le primat cartésien, se révèle si foisonnant en termes de timbres, si généreux en matière d’élan rythmique : il fallait en somme accorder à Ravel toute la sève de son inspiration dionysiaque, pour lui restituer sa saveur.
On ne s’étonnera pas dès lors d’entendre La Valse, ce somptueux fleuron d’une contre-esthétique lovée au cœur du modèle de la tradition, selon ce même élan dionysiaque qui confère à la partition toute sa subtilité, aussi hallucinante que celle du Boléro, et où la vision d’un dérèglement général (civilisationnel, celui de la guerre, on l’a beaucoup souligné) tient valeur de grammaire. Le balancement proverbial est ici donné avec une science consommée, qui s’allie à cette autre science caractéristique du chef franco-belge, celle des timbres instrumentaux (en particulier vents et percussions, mais aussi masse mouvante des cordes) qui se retrouvent comme exacerbés. Dérèglement porté à son incandescence pathologique, à satiété du tournoiement sarcastique et morbide. Écouter La Valse selon cette puissance, c’est côtoyer de près le génie ravélien, sans conteste.
Je ne me suis jamais représenté la Rapsodie espagnole comme la peinture d’une Espagne fantasmée, mais plutôt quintessenciée, comme je persiste à l’entendre dans Le Tricorne de Manuel de Falla. C’est en tout, le mouvement, dans son expression plurielle et la variété de ses potentialités, qui est exploitée avec un tel pouvoir d’évocation par le compositeur hispanisant, qui est tant revenu sur ce qui était pour lui un motif essentiel d’inspiration, tel que nous l’illustre le Boléro, Pavane pour une infante défunte entre autres. Il me semble déceler dans cette récurrence, cette quête d’une vérité qui dépasse de très loin l’exotisme superficiel, pour tendre vers une substance qui passe ici avec brio par le talent inné de coloriste orchestral de Cluytens. On comprend qu’y pourvoie un talent des justes accentuations, où il use de l’orchestre à la fois dans sa diversité de timbres (encore une fois) et comme un corps unifié.
Quand on a entendu la richesse de Ma mère l’Oye par Samson François au clavier, on s’attend certes à ce que la version orchestrale tienne le pari des profondeurs des ambiances narratives. C’est le chatoiement sonore, ici encore, qui emporte l’adhésion. La Pavane de la Belle au bois dormant a ici ces accents de profondeur et d’inquiétude qui plongent dans les densités oniriques où l’orchestre semble prendre les couleurs diaphanes d’un sfumato sonore, que confirme l’atmosphère des Entretiens de la Belle et de la Bête, aux caractérisations mimétiques. Une infinie méticulosité des timbres et des dosages par pupitres opère, et on est happé par le dialogue passionné qui se joue là, mystérieux et limpide à la fois. André Cluytens aura réussi à ensorceler les auditeurs de ces sortilèges ravéliens, entre rêve et pure poésie sonore : un miracle s’opère au gré duquel on est dans la vraie merveille des contes, et en recevant là un don inestimable d’atmosphères et de halos, on réalise à peine par quel subterfuge passe cette magie. Le Petit Poucet, poursuivant la quête au royaume des purs trésors d’une luminescence auditive (Ravel n’a pas attendu Scriabine pour atteindre ici une dimension synesthésique où les couleurs et les formes déploient un univers visuel qui passe par les sons), l’enfance est là, tangible dans la marche du jeune héros, dans ce contexte de menaces. Le jardin féérique déploie en merveille le rêve sonore dans lequel Ravel nous entraîne, avec Cluytens pour héraut.
Ravel enchanteur, narrateur, démiurge – et ce sera, sous la baguette d’André Cluytens à la tête des Chœurs René Duclos et de l’Orchestre de la Société du Conservatoire, ce sommet de génie orchestral du compositeur qu’est la symphonie chorégraphique Daphnis et Chloé, qui culmine en 1912 pour les Ballets russes de Diaghilev, en cette somptueuse fresque où s’élance tout un univers de couleurs et de danse. La symphonie chorégraphique demeure ancrée dans une esthétique très narrative où l’orchestre, tout comme dans Ma mère l’Oye, tire partie des ressources idiosyncrasiques des instruments, pour parcourir avec aisance et comme par évidence, des virtualités expressives peu communes. Avec cette clarté et ce relief tout à la fois qui font l’approche de Cluytens, on est en plein dans cette puissance ravélienne d’une musique qui plus que jamais en pleine modernité, est langage efficient et non pas renoncement nihiliste. Daphnis et Cholé tient en ce sens et selon cette lecture « en relief », à la fois du poème symphonique que de la musique pour ballet. On n’est pas très loin du Stravinsky de L’Oiseau de feu, pour la générosité et l’ampleur d’une fresque en mouvement, où la danse semblerait rectrice mais où la musique est suprême et impose sa loi. La version d’André Cluytens parvient à faire ressentir toute l’ambition de cette musique qui décidément ne se restreint jamais au seul office de sa catégorie chorégraphique. Il le fait par la précision des effets, des interactions voulues entre les timbres et le chœur, et par-dessus tout au gré d’un élan rythmique constamment palpable, on dira presque une nervosité des attaques, mais aussi une fluidité des sections dialoguant et se relayant avec une masse alerte. À la faveur d’une trame narrative toujours présente et signifiante, l’orchestre devient lui-même l’œuvre et l’instrument de l’œuvre.
L’écriture de Ravel dans son Daphnis et Cholé est en soi une intention : l’enchaînement des scènes, danses ou tableaux, est conçu dans l’agencement notable d’une continuité qui est celle-là même de la narration. Et nul mieux que Cluytens, pour faire passer cette double allégeance, épisodique et panoramique. Les trois parties ou suites apparaissent ici dans la cohésion d’un même souffle (d’où la parenté avec le poème symphonique), où la somptuosité des élans met en avant les diverses sections de cordes. L’esthétique de cette version qu’on pourrait dire définitive tend parfois le genre de la symphonie chorégraphique vers la musique de film. Le chef alterne avec une égale profondeur les moments les plus étirés, les mieux éthérés et les déferlements lyriques d’un orchestre devenu instrument unifié d’une poétique du l’élan (on pense au Strauss des grands poèmes symphoniques). Partout règne une maîtrise si parfaite qu’on en vient à en oublier l’office, transporté qu’on est par la profondeur du souffle orchestral. Il faut en être arrivé à un très haut niveau de maîtrise orchestrale en effet, pour être à même de vouer un tel univers esthétique à une telle transparence. Je ne peux ici m’empêcher de penser à pareille maîtrise que devait exposer André Cluytens à la tête de l’Orchestre de la Radiodiffusion française (futur orchestre philharmonique de Radio France) en 1964 dans une version demeurée mythique du Concerto pour violon de Beethoven par David Oïstrakh. Quand intervient ici la « Danse générale » échevelée par laquelle se clôt cette symphonie chorégraphique, on est déjà enlevé, depuis longtemps objet du rapt et de la transe qui se sont emparées des esprits et des corps.
Je ne commenterais pas plus la version orchestrale du Tombeau de Couperin que celle pour piano, n’y voyant guère plus qu’un exercice formel, je l’ai dit, par lequel le plus important sans doute est de voir Ravel se rattacher à une longue tradition française – bien que ce rattachement même tend à mon sens à camoufler son originalité irréductible, mais je préfère ne pas ouvrir là un débat stérile. Et même si le Menuet antique est lui aussi et éminemment, exercice de style, son fondement d’une mise en tension entre forme classique et innovation prend par Cluytens un relief particulier qui retient l’attention vers l’audace – même si quelques mesures auraient en être soustraites sans encombres. L’Alborada del gracioso a par Cluytens ce caractère, cette énergie, cette vigueur de l’élan hidalgo en diable, on n’y résiste pas, que ce soit dans la fulgurance de l’introduction ou dans les moments de rêverie farouche – décidément, ce chef n’est qu’intelligence et nerf d’un orchestre ici au bord du flamenco (les cordes en relais des castagnettes) : l’Espagne, en sa substance, restituée par la lumière irisée d’un orchestre en énergie rouge et jaune.
Toujours extrait des Miroirs, l’orchestration d’Une barque sur l’océan incarne les oscillations du balancement marin, dans lequel on est porté à concevoir une symbolique, tant la science déployée ici de ces crescendos et decrescendos soudains se pare des méditations les plus intimes. Et je mets au défi quiconque de ne pas frissonner devant le beauté enveloppante de la Pavane pour une infante défunte, la grâce inestimable de son orchestration qui semble consacrer l’innocence d’une mélodie mélancolique en esthétique de la délicatesse : André Cluytens nous place là devant un tel parcours de l’orchestre, en vagues contigües d’émotions pures, qu’il apparaît pour ce qu’il est au centuple, un guide, un magicien des couleurs orchestrales et des timbres savamment distillés.
Les Valses nobles et sentimentales sont à l’avenant de cette grâce, où on est déjà coutumier d’une aisance particulière dans le déploiement de l’orchestre qui, tel un ruban de Moebius, est toujours disponible pour les enroulements infinis qui ici, en de pures variations autour de la valse, conduisent la forme elle-même vers l’expression. Ce coffret de six cd se referme donc comme il avait commencé, comme un rêve de musique, une magie irremplaçable devant la musique de Ravel, piano et orchestre alternés et mêlés par deux musiciens qui ont su en leur temps et je le crois, définitivement, exploré les facettes du génie musical de ce compositeur hors normes.
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