Le musicien et ses accomplissements : l’excellence Perlman
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Il ne suffit certainement pas de reconnaître l’aura d’un violoniste tel que Perlman pour être à même d’apprécier son apport de fond à l’évolution de l’interprétation. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : il est en gros deux catégories d’instrumentistes, ceux qui font partie d’une longue liste d’interprètes fameux, et ceux dont le talent ne s’est pas arrêté à l’énumération déjà glorieuse, mais a durablement marqué l’histoire de l’interprétation en elle-même. Et à considérer même de manière panoramique l’histoire des violonistes au XXe siècle, Perlman appartient sans conteste à la deuxième catégorie. Le dire n’est pas simplement faire preuve d’une admiration ou d’un goût personnel, il est plutôt question d’évaluer ce qui, en ce violoniste particulier, a pu marquer ou infléchir l’interprétation. Pour ce faire, il serait pour moi artificiel d’en parler de manière distanciée, mais pour autant, en argumentant une admiration réelle, je pense pouvoir m’appuyer sur les quelques points qui suivent en termes de repères, concernant justement cette question, qui consiste en somme en une sorte de portrait de la nature même de l’excellence Perlman.
Perfection et projection
L’histoire de l’interprétation au violon a connu au XXe siècle, deux moment majeurs : le moment Heifetz et le moment Oïstrakh (d’ailleurs contemporains). Car c’est bien autour de ces deux géants, Jasha Heifetz et David Oïstrakh, que s’est jouée une commune césure entre un avant et un après. Si on a tendance à considérer cette césure avant tout autour de Heifetz et du repère déterminant d’une perfection technique qui rehausse considérablement le niveau pour tout successeur et aura aussi pour conséquence de faire ressortir a posteriori les imperfections d’avant comme appartenant à un ordre révolu, on oublie généralement de considérer qu’à cette césure technique s’ajoute celle de la puissance d’énonciation, apportée par Oïstrakh.


Jasha Heifetz et David Oïstrakh occupe au XXe siècle, les deux rôles déterminants de l’évolution de l’interprétation violonistique.
Une école russe de la puissance se voyait là consacrée, opposée à une école franco-belge caractérisée par la clarté et la mesure. Et même si ces considérations peuvent paraître schématiques, il est incontestable qu’on est à même de mesurer cette sorte de double révolution, Heifetz/Oïstrakh à propos d’un standard du violon, justement en prenant en compte les générations qui en suivent immédiatement les effets. Dès les années soixante-soixante-dix, on se rend bien compte que plus rien ne peut s’effectuer comme avant. La génération de violonistes des années soixante se retrouve profondément conditionnée par le niveau technique insufflé dans les premières années du siècle et ce, d’autant plus à l’ère stéréo, capable de faire ressortir mieux qu’avec la mono, les détails du grain d’archet, de la vélocité, bref, tout l’appareillage du virtuose qu’il s’agit dès lors de déployer au disque, pour prendre la relève de Heifetz, et avec son art de la clarté comme boussole. Perlman fait incontestablement partie de cette génération, de son aveu même, rappelant souvent que son envie de pratiquer le violon lui était venue dans l’enfance, à l’écoute des disques de Heifetz. Qui dit modèle, dit aussi que les exigences de l’enseignement se sont aussi alignées sur ce niveau de perfection incarné par Jasha Heifetz et transmis par sa discographie. Aux États-Unis, quand Perlman arrive à la Juilliard School, l’enseignement du violon a connu sa révolution, et Ivan Galamian aussi bien que Dorothy DeLay vont volontiers exploiter les facilités du jeune musicien, vers cette perfection des paramètres de virtuosité, mais aussi vers les bases de la tenue de l’instrument et de l’archet.
Et c’est en ce point qu’on peut aussi bien considérer à la base même de l’enseignement reçu par le jeune Perlman, la trace tout aussi active de David Oïstrakh. Car l’enseignement reçu à l’académie de musique de Tel Aviv est en grande partie fondée sur l’école russe, avec une tenue d’archet vigoureuse qui assure une propulsion puissante, chose qu’il va devoir amender sur les conseils de Dorothy DeLay. Mais la trace d’Oïstrakh, déterminante pour l’école russe, est reconnaissable dès la jeunesse de Perlman par le souci de la puissance d’énonciation. Il s’agit de projeter le son en vertu d’un archet large, marque qu’il gardera en dépit d’un infléchissement de son enseignement reçu à New York, sensible à la légèreté franco-belge. Dans le phrasé décelable dans ses premiers enregistrements, par sa perfection technique bien entendu, mais aussi par la brillance de son timbre, il n’est pas excessif d’observer dès les débuts du violoniste, une sorte d’alliage entre perfection, précision et projection sonore, qui peut faire songer à la double influence de Heifetz et Oïstrakh. Le violoniste n’a cessé lui-même de se référer également à Kreisler, qu’on pourra retrouver dans certaines de ses approches de sonates (Beethoven ou Mozart), accentuant cette brillance sonore toute particulière qui deviendra sa marque de fabrique, mariage de virtuosité et de projection sonore.
L’alchimie du « son Perlman »
Si on parle du « son Perlman » , c’est bien que ces qualités de virtuosité, de projection et de brillance du timbre ont su se cristalliser en une période donnée, et ce sont les années soixante-dix, où ces alliages initiaux débouchent sur une formule où une incommensurable suavité sonore se conjugue à sa puissance expressive intrinsèque – et c’est peut-être dans cette conjugaison parfaite que se situe l’alchimie du « son Perlman », reconnaissable entre tous. En ce sens, les enregistrements des grands concertos (à commencer par celui de Tchaikovsky en 1978 avec Eugene Ormandy à la tête du Philadelphia Orchestra, et bien sûr ce qui suivra avec Lawrence Foster ou Giulini pour le concerto de Brahms, sans parler de ce que je n’aborderai pas pour le moment, ce mirable absolu du concerto de Beethoven avec Giulini en 1981), ces grands enregistrements qui vont tant marquer la discographie violonistique dans les années 70-80, consacrent cette sonorité unique et fondent – il est important de le distinguer – un nouveau modèle au regard des enregistrements, un modèle adossé à une recherche de la beauté et de l’éclat sonore.
Tout cela, ce son particulier et somptueux, transmis avec le « charisme » que Jean-Michel Molkhou a raison de souligner dans le premier tome de son ouvrage Les grands violonistes du XXe siècle (Buchet-Chastel, 2011), lui qui précise en ces termes la plénitude de toutes ces qualités à la fois techniques et sonores : « Les “hommes de l’art” sont éblouis par sa technique d’archet si personnelle, par la magnificence de son vibrato et par l’agilité de sa main gauche. Les mélomanes moins férus de technique, sont tout aussi saisis par l’humanité de son chant, par la pureté de sa sonorité et par l’aisance avec laquelle il passe de la grâce d’une sonate de Mozart à l’incandescence d’une pièce de Sarasate. »
L’orfèvre pointilliste
Pour autant, je suis souvent insatisfait de lire à propos de l’art de Perlman, ces considérations unilatérales concernant sa seule sonorité en effet caractéristique. J’y vois une inattention à ce qui fonde l’intelligence musicale du violoniste, cette science du détail qui trahit dans son élocution instrumentale un travail millimétré non seulement des traits (mais on en reviendrait à la technique), mais aussi des phrases, dont certains points névralgiques précis sont pensés dans le sens du relief. Ce que Perlman applique au son, cette recherche de la projection et de la brillance, se retrouve dans son approche de certains lieux des partitions, ces moments élus où l’on sait reconnaître les climax de l’émotion ou de l’idée pure, que le violoniste s’échine à souligner soit par des ritardendos particulièrement bien inspirés, soit par une retenue de l’archet, soit encore par un vibrato plus serré. Et les exemples seraient légion pour en attester. Je tiens le concerto de Beethoven à ce titre, comme l’un des sommets de cet art perlmanien, art de la « micro-accentuation » pourrait-on dire en quelque façon. Plus rien de distancié dès lors (comme on pourrait le reprocher à Heifetz parfois à raison), plus rien de seulement puissant (comme Oïstrakh en est le modèle, certainement) : ici, en ces lieux stratégiques, le violoniste se fait à la fois coloriste et dessinateur, éminent pointilliste dont la maestria ravit les plus attentifs.
En dehors des grands concertos où cette science s’expose à foison, en dehors de la musique de chambre (ses sonates pour violon et piano de Beethoven avec Vladimir Ashkenazy sont des sommets, sans oublier les Trios) où s’insinue ce talent avec subtilité, prenez les Sonates et Partitas de Bach, aux si nombreuses versions, « Bible du violon » pour reprendre un terme si souvent utilisé et souvent galvaudé. Deux ou trois versions sont à mes yeux incomparables, avec Nathan Milstein (1 et 2) en tête – et plus récemment Giuliano Carmignola pour la quintessence des approches baroques. Mais, avec une approche moderne, Perlman réussit avec le son qui le caractérise, à lever les dimensions spirituelles de ce chef-d’œuvre de l’humanité comme personne. Un tel son mis au service d’une telle énonciation, tout cela est simplement miraculeux, mais n’est possible que par ce travail infime du détail, qui modifie l’impact de chaque moment, dès lors vécu, incarné, gravé dans l’intemporel.
Ce pointillisme, cette science et ce souci extrême du détail, il faut y revenir, opèrent donc autant en soliste qu’en musique de chambre, on l’a vu plus haut avec l’exemple de la Sonate « Le Printemps » de Beethoven. Et justement, il convient d’insister sur le corpus chambriste beethovénien où Perlman a su imprimer à la voix du violon une subtilité prodigieuse, qu’il s’agisse des Trios avec piano (enregistrés pour EMI en 2004 avec Vladimir Ashkenazy et Lynn Harell) ou des Trios à cordes (enregistrés pour EMI avec Lynn Harell et Pinchas Zukerman). Dans tous les cas, l’ampleur sonore qui est la sienne permet d’entendre sur ces enregistrements inestimables, cette capacité prononcée à tel infléchissement d’une phrase, à telle nuance apportée à un développement, à telle subtilité d’une attaque : s’entourant qui plus est d’autres musiciens exceptionnels, cette variété dans l’orfèvrerie a pour effet que jamais, pas la moindre seconde, on ne peut s’ennuyer dans ces sommets chambristes où Beethoven, on le sait, a mis tant et tant de densité expressive et de charge émotionnelle.
Ci-dessus, les Trios à cordes n° 3 op. 9 n° 1 en sol majeur et n° 4 op. 9 n° 2 en ré majeur de Beethoven par Itzhak Perlman, Lynn Harell et Pinchas Zukerman (New York, 19990) ; ci-dessous, Allegretto du Trio avec piano en mi bémol majeur op. 70 n° 2 par Itzhak Perlman, Vladimir Ashkenazy, Lynn Harell (Covent Garden, 1977) ; Allegro moderato du Trio à l’Archiduc, en si bémol majeur n° 7 op. 97 par Itzhak Perlman, Vladimir Ashkenazy, Lynn Harell (Warner, 2004)
J’ai eu l’occasion de voir Perlman sur scène une seule fois – c’était vers 1993 à Paris, au Théâtre des Champs-Élysées, dans le Concerto de Tchaïkovsky. Puissance, éclat, projection : j’ai encore en tête le son et la présence. Bien sûr, au fil des années, comme c’est assez fatal pour les violonistes, des tics de jeu sont apparus chez lui (bien qu’il faille noter que Perlman est l’un des rares violonistes chez qui l’âge a peu de poids, en matière de stabilité de l’archet). Mais Perlman reste Perlman, toutes époques confondues, partageant avec Oïstrakh la particularité d’un violon qui est le prolongement du corps, comme un nouvel organe et non plus un « instrument » uniquement. Car des grands « instrumentistes » au violon, cela existe aussi bien sûr, et au premier rang de ceux-là, Heifetz – parfait techniquement mais distancié (voire froid dans certaines circonstances). David Oïstrakh avait démontré je crois que l’idée même de perfection technique pouvait s’allier à une intelligence de l’individualité de chaque œuvre, et un style reconnaissable entre tous. Perlman à mes yeux en demeure le plus illustre continuateur. Parmi les plus grands (Heifetz, Szeryng, Milstein, Stern et quelques autres), David Oïstrakh et Itzhak Perlman ont atteint une sphère qu’ils ont habitée seuls à mon sens. Mais le caractère absolument unique à mon sens de ce à quoi sont parvenus David Oïstrakh et Itzhak Perlman, c’est finalement et pour le dire simplement, cet alliage unique qui permet d’habituer les nuances les plus inouïes de délicatesse et de force dont est capable cet instrument.
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