Rachmaninov en pur élan, par Yunchan Lim
Par
RACHMANINOV, Concerto pour piano n° 3 en ré mineur op. 30 | Yunchan Lim,
Orchestre symphonique de Fort Worth, dir. : Marin Alsop | Decca, 2025

Approcher le phénomène que constitue le premier enregistrement de Yunchan Lim relève de la gageure, étant donné l’aporie ou du moins l’inconfort dans lequel place à la fois le contexte d’hystérie laudative plus que suspecte qui entoure ce jeune pianiste et l’effectivité d’une version tout à fait exceptionnelle du Concerto pour piano n° 3 de Rachmaninov. Pourtant, il faut résolument et radicalement s’extraire de cette aporie pour dire le trésor de cette version proposée au Concours Van Cliburn en 2022 par ce jeune coréen d’à peine 18 ans alors, et aujourd’hui éditée par Decca trois ans plus tard. La musique en sortira gagnante et chacun d’entre nous avec elle, à condition que comme préalable, on consente à voir clair dans ce paravent qui pour peu, nous empêcherait de voir pour elle même, la merveille qui se cache derrière ce vaste et tenace écran de fumée.
Il faut sauver le soldat Yunchan
Les temps sont difficiles, ne cesse-t-on de dire depuis bien des années déjà, devant une sempiternelle « crise du disque » qu’on s’est plus à décliner, et même si on est encore constamment surpris par la résistance des bonnes vielles galettes brillantes, on en est pour ses frais, d’une antienne impensée, devant le succès affolant des plateformes de streaming. On sera surpris de me voir débuter une chronique du troisième concerto pour piano de Rachmaninov par Yunchan Lim par cette considération économique. Et pourtant, seule une claire conscience des mille et une stratégies déployées par les grands labels pour se refaire une santé, surtout en ce saisissant de la chair fraîche d’un jeune lauréat d’un grand concours international, et en usant de fort malicieuse manière d’ailleurs, de la magie fétide des réseaux sociaux, pour créer le « buzz » comme on dit. Le cas de la publication en mai 2025 par Decca (renouant en savante stratégie marketing, avec son ancien logo historique) de l’enregistrement live de la finale du Concours international Van Cliburn remporté avec brio par le jeune coréen Yunchan Lim en juin 2022, est certainement un cas d’école. Car la mise en avant de ce jeune prodige en effet étonnant par la firme et par tout l’ « écosystème » qui l’entoure (à commencer par la cheffe Marin Alsop) a de quoi agacer même les plus patients. Le tapage a été total, voire planétaire, quand les réseaux sociaux, les critiques bêlant d’une seule voix unanime, se sont tous demandés à l’unission : « Ceci est-il la meilleure version au monde du concerto n° 3 de Rachmaninov ? » Tout cela ne me concerne pas, pas plus que la réputation qui précédait Yunhan Lim quand je l’ai vu sur scène en juin dernier à la Philharmonie de Paris. Et si j’ai été subjugué, en effet, par un concert absolument phénoménal ce soir-là, c’est très loin de cette hystérie malsaine qui entoure ce jeune pianiste qui ne va pas tarder à devenir la vache à lait d’un système mercantile à souhait, où tant d’autres avant lui ont été propulsés en avant puis jetés aux oubliettes, une fois la rentabilisation du produit achevée. Car Yunchan Lim mérite beaucoup mieux que la fatalité de ce système infiniment pervers. Son talent, incontestable et fulgurant, est une chose précieuse, à considérer loin des considérations concurrentielles des grands concours internationaux et des calculs d’un label en mal de profits. Un talent à protéger, à respecter et à valoriser, non pas comme un phénomène de foire, mais comme un accomplissement riche des plus éminentes promesses pour un pianiste âgé aujourd’hui de 21 ans, à arracher à la vigueur des marchands du temple. Parce qu’il est porteur d’un talent précieux, et invulnérable à condition que cesse autour de lui l’agitation vaine et intéressée qui l’enserre.
Quant à savoir si cette version est la meilleure, je me refuse en ce qui me concerne à entrer dans ce débat vain mené de la part de gens qui ne connaissent ni Stephen Hough (celui dont Yunchan Lim est sans doute le plus proche dans son jeu) ni Vladimir Ashkenazy, ni Martha Argerich, ni Evgeny Kissin dans les approches de ce concerto dont ils devisent doctement, n’évoquant que le malheureux Horowitz comme point de comparaison, parce qu’on leur a dit qu’il était en la matière une référence (voyez cette chose en lien, si vous en avez la patience mais cela peut être utile pour y voir clair). Entrer dans cette joute menée par des Américains amateurs de pop-corns consisterait à ratifier un abaissement dans lequel les membres du jury du concours entrent sans vergogne, sans retenue et sans peur du ridicule. Ce spectacle navrant pose il est vrai une problématique de fond que j’évoquerai plus loin. Mais reste ceci, qu’il faut affirmer comme préalable : il faut aujourd’hui refuser les débats menés par l’ignorance et l’inculture médiatisée et relayée par les vide-ordures planétaires que constituent les réseaux sociaux. Si on y consent, pour le répéter, c’est qu’on en accepte jeu, alors même que cette vulgarité n’a rien de fatal et qu’il s’agit simplement d’y résister et même de s’y opposer. Pour moi qui refuse intégralement cette farce, ma préoccupation est seulement, après avoir écouté cet enregistrement et en avoir été autant sidéré et saisi que lors du concert de juin dernier à la Philharmonie de Paris, en quoi cette version est en effet phénoménale, car elle l’est incontestablement. Et en pourquoi elle sera dorénavant à classer parmi les plus convaincantes, sans pouvoir relever d’un palmarès. Que ceux que ne dérangent pas la notion de concours en musique s’y adonnent comme au jeu des petits chevaux, ma foi je n’y vois pas d’inconvénient, si tel est leur karma ; mais combien il est salutaire et urgent de se soustraire à tout ce vacarme dérisoire, pour apprécier à sa juste valeur ce qui restera en effet indéniablement comme une borne discographique d’excellence et de force. Nous en viendrons donc aux choses sérieuses, une fois mis à l’index tout ce fatras dûment signalé – et à ce constat, il manque encore un détail.
Une maturité musicale (en effet) hors du commun
S’il s’agissait de reprendre la remarque formulée par Marin Alsop sur l’étonnante maturité musicale de Yunchan Lim (voir la vidéo reproduite plus bas), remarque qui au fil des semaines et devenue l’un des mantras des réseaux sociaux, il ne ne s’agirait pas de faire chorus à un éventuel lieu commun non argumenté. Je voudrais dire ici en quoi consiste cette maturité, un peu pour prendre justement mes distances avec le réflexe sans doute maternant de la cheffe américaine (« I feel like his second mom » avoue-t-elle dans l’interview à consulter plus bas, du reste). Toujours dans un effort salutaire de lucidité, on notera que tous ces arguments assez vagues et somme toute arbitraires puisqu’ils s’attachent uniquement à sa personnalité en reformulant le cliché du prodige, proviennent de la chaîne YouTube Tonebase Piano, dont on retrouve le verbatim justement dans le livret du cd (quelle étonnante coïncidence, non ?). À signaler au passage, ce constat dont je laisse la conclusion à la sagacité et à la lucidité de chacun : le texte de ce livret n’est, et très ouvertement, qu’une reprise des « analyses » livrées sur cette chaîne YouTube (j’ai été d’abord étonné de le constater). Mais quand une major du disque reprend ainsi la promotion effectuée par un réseau social, et quand des membres du jury du concours qui a couronné un lauréat participent à cette sorte de campagne promotionnelle qui encadre la sortie d’un CD, tout le monde aura compris dans quel cloaque on avance, avec les intérêts croisés de la firme, du jury et des réseaux sociaux. Difficile, dès lors, de ne pas éprouver une sorte de haut-le-cœur devant ces petites manœuvres entre amis. Cela dit, dans le fond, loin de moi l’intention de considérer en surplomb la bienveillance exprimée par Marin Alsop, mais il importe surtout à mes yeux de cerner précisément ce qui révèle chez ce pianiste en effet une singulière maturité artistique – qui se développera loin des douteuses fragrances du milieu par lequel aujourd’hui il est « fièrement propulsé », comme le dirait WordPress.
Qu’il s’agisse de l’Allegro initial ou a fortiori du Finale Alla breve, ce qui caractérise le plus précisément cette maturité, c’est la capacité du pianiste à concilier une virtuosité particulière, à une profondeur presque méditative (qui apparaît spécialement dans les nuances et le toucher en général). Du reste, il faut préciser en quoi consiste la particularité de cette virtuosité : elle ne réside pas simplement dans la vélocité des traits et les tempi affolants, mais en une virtuosité d’accentuation, à savoir en une capacité au milieu des traits rapides, de souligner certaines notes tout en conservant le tempo. Et dans le même temps donc, dans les mêmes mouvements, on est comblé par ces ruptures d’atmosphères, et ce phrasé tout à tout interrogatif sur certaines mesures, tantôt affirmatif en d’autres lieux. En somme, une variété considérable dans le parcours de la partition, qui est lecture intelligente et surtout intelligible : aucune intention qui ici ne soit pas réellement soupesée. Alors oui, quand à cette haute méditation de la partition s’allie une puissance savamment distribuée, on a affaire à une maîtrise en effet très « mûre » pour un si jeune musicien. Car une maturité ou une intelligence musicale précoce se reconnaît à cette virtualité à se distancier de l’effet facile, du clinquant facilement obtenu. En ce sens, les traits d’exaltation, fortissimo, ne sont jamais disposés au hasard d’une extraversion. Quand rien n’est fortuit dans un langage instrumental (pianistique ou autre d’ailleurs), on sait que la transmission de l’œuvre prime sur toute autre considération. Ce concerto aux difficultés techniques légendaires est justement exigeant de ce point de vue, de la capacité qu’à ou nom le pianiste d’aller au-delà de cet aspect pour pénétrer la sphère de cette musicalité échevelée, tout en scansion, en péroraison même, délaissant tout évanescence. L’atmosphère quelque peu brumeuse de l’introduction mène immédiatement à une narration qui ne vas jamais s’évanouir, et ici Yunchan Lim n’a pas son pareil pour porter cette narration de bout en bout. Telle descente chromatique est prétexte à l’accentuation imprévue que j’ai dite, tel changement de tempo prépare une réexposition du thème dont on ressent viscéralement la modification. C’est dire que le sens de la structure est l’autre grande qualité de Yunchan Lim.
Le concerto du parcours
La structure donc, dont le sens aigu a été également souligné dans les commentaires. Dans chacun des mouvements, ce que j’ai nommé narration se décline sous les doigts virtuoses de Yunchan Lim, comme une capacité de déploiement des moments en effet racontés avec force, tel que les montagnes russes émotionnelle de l’Adagio, en sa puissance et son éloquence, déroulent comme en un cheminement lyrique en diable, comme l’est ce concerto et l’univers de Rachmaninov en général. Ce deuxième mouvement, sans doute le plus intime et le plus théâtral cependant, contient des jeux de sonorité ménagés avec l’arrière-fond orchestral. Yunchan Lim permet à l’itinéraire de se dérouler en franchissements successifs de seuils et quand dans cet Adagio, l’orchestre reprendra cet inoubliable thème tout en étirement et en chant tragique, la préparation du retour tonitruant du soliste n’aura pas été veine, qui mène tout droit en une transition fondue, vers le Finale. Ce finale sera étourdissant, c’est sans doute là que la pertinence de la virtuosité se fait langage en soi. Yunchan Lim accentue encore et encore, souligne les unités rythmiques, varie le nuances et les crescendos dans une même phrase, et conduit, après la transition orchestrale, vers les enroulements infinis d’un ruban de Moebius. On clame, on se retire en arpèges, on déroule sur le clavier ces perles ciselées. Et on sent dans cette économie de la narration, que quelque chose se prépare, qui ne va pas tarder à éclore. Tout Rachmaninov est dans cette intranquillité des temporalités dans laquelle on avait vu un néo-romantisme, et ici le jeune pianiste se distingue en choisissant à merveille ses tournoiements les plus étourdissants. Panache, brio à son plus haut niveau d’expression et de clameur, le jeune pianiste accentue, souligne sur un clavier délié et pertinent : les traits se succèdent, mais le parcours surtout se poursuit en un rare emballement contrôlé au cordeau, servant le chant et l’infinie poésie venteuse. Tout Rachmaninov, pour le redire, sa substance d’expression, sa nature indomptée et son immanence triomphante. Oui, pour l’esthétique d’une étonnante conciliation des extrêmes, pour le parcours toujours éminemment structuré voire balisé, pour l’impensable énergie, Yunchan Lim a signé là l’une des plus phénoménales versions de ce concerto suprême, l’un des chefs-d’œuvre immortels de Rachmaninov. Entrée glorieuse dans la carrière, celle d’un musicien déjà accompli, qui ne sera pas qu’un météore, pour peu qu’on l’écoute pour ce qu’il est, un jeune pianiste d’exception qui a tant à nous dire.
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