En réédition, l’enregistrement de septembre 1976 (parution, 1977) pour EMI, du Concerto pour violon en ré majeur op. 77 de Brahms par Itzhak Perlman et l’Orchestre symphonique de Chicago sous la direction de Carlo Maria Giulini.

Poésie, élévation, symbiose

La même magie qui provient du parfait attelage Giulini-Perlman dans le Concerto pour violon de Beethoven en 1981 avait déjà opéré pour concerto de Brahms en 1977. Un alliage parfait de la puissance de Perlman et de la haute spiritualité quasi-proverbiale de Giulini débouchait là, déjà, sur l’une des plus marquantes versions de ce concerto tout en poésie, en énergie solaire et en une rêverie qui se souvient du séjour italien estival du compositeur en 1878 et de sa profonde amitié avec le violoniste Joseph Joachim. On ne s’en étonnera pas, c’est avec majesté et profondeur réflexive que Giulini aborde ce concerto du chant opulent, et que Perlman y apporte la brillance toute particulière de son timbre, ainsi que son sens aigu d’un phrasé de la projection sonore maximale et des nuances elles aussi tout en profondeur. Une interprétation qui souligne les traits expressifs et la structure de la partition vers une sorte de cheminement dialectique où on retrouve sans peine une inspiration beethovénienne qui fut effective pour le compositeur, et qui est encore prégnante autant pour Perlman que pour Giulini (jeux de couleurs ombrées, relief instrumental exacerbé). Mais ce qui apparaîtra comme il se doit dans la logique de la lutte si bien restituée en 1981 dans le concerto de Beethoven, est ici proche de l’immanence d’un accord avec le monde, qui culmine dans l’accord, justement, entre un orchestre profus et profond comme à l’accoutumée chez Giulini, et une sonorité du violon mise au service de l’éclat d’un soliste héraut d’une épiphanie. Le contenu et la facture profondément poétique du concerto sont encore amplifiés dans l’Adagio, dont Perlman souligne la vocation méditative, avant de se draper de panache dans l’Allegro giocoso. Et ce qui dans l’économie de la collaboration si fructueuse entre le chef et le violoniste, était mis au service d’une esthétique de la lutte dans le concerto de Beethoven, se déploie ici en une éminente symbiose entre l’orchestre et le soliste, tous deux appariés dans la quête du chant. Très rarement une interprétation du concerto de Brahms n’avait été servie par une telle communion.

La complémentarité des versions

Et puis donc, en 1992, c’est la version live du Konzerthaus de Berlin, Perlman étant accompagné par l’Orchestre philharmonique de Berlin sous la direction de Daniel Barenboim. Et comme pour le concerto de Beethoven, le passage de la version Giulini à la version Barenboim est plus qu’intéressante du point de vue d’une version où tout est présent, à l’exception peut-être de ce grain orchestral si « resserré » qui fait la particularité de la direction du chef italien, côtoyant les brumes et les profondeurs. Mais cette version Barenboim contient une lecture très ample de la part du chef, qui donne certainement une autre lecture de l’arrière-plan orchestral, mais qui parvient à mener Perlman vers une vision plus solaire que celle de 1977.

Considérer dès lors la version filmée par Christopher Nupen en 1978, celle de Lawrence Foster dirigeant le Philharmonia Orchestra, ramène se dira-t-on vers l’option Giulini, mais en fait pas du tout : la lecture de la partition d’orchestre par le chef anglais tire l’expression vers une transparence que ne recherchait pas Giulini, et où Perlman, en virtuose-caméléon, se fond avec un bonheur manifeste.

Le concerto de Brahms par Perlman et le Philharmonia Orchestra sous la direction de Lawrence Foster, en 1978. Film de Christopher Nupen.

C’est justement cette capacité non seulement à s’adapter aux nuances de lectures des chefs avec qui il joue, mais aussi la façon dont il réussit ce faisant à lui-même fondre sa propre lecture dans une cohérence renouvelée, qui fait encore d’Itzhak Perlman l’immense soliste qu’il est dans les grands concertos du répertoire. Ainsi, on a dans bien des cas non pas des redites, mais des facettes nouvelles qui permettent sous des angles différents, d’apprécier ce qu’il fait de ces chefs-d’œuvre, les restituant en fidélité mais selon un relief tout personnel, qui dit leur essence. Et si pour le concerto de Beethoven, je mets par-dessus tout la version de 1981 avec Giulini, pour le concerto de Brahms, j’aurais tendance à me référer autant à la version de 1977 avec Giulini qu’à celle de 1992 avec Barenboim, qui se déclinent en une complémentarité réelle. Dans les deux cas, Perlman aura réussi à exprimer l’intense poésie de ce concerto magique entre tous.

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