Album SCHUBERT | Maurizio Pollini, Daniele Pollini | Deutsche Grammophon, 2024

Quand au soir de sa vie, Maurizio Pollini enregistre en 2022 cet album Schubert avec son fils Daniele, il ne sait pas encore que ce sera le dernier d’une longue discographie par laquelle il aura su se maintenir au fil des décennies comme l’un des représentants les plus éminents d’un art du piano à la fois noble, précis, puissant et intimiste. Cet ultime album du maître des atmosphères a pour cela même quelque chose de bouleversant, en empruntant la voie d’une transmission artistique, d’un passage de relais entre générations vers le fils Daniele, pianiste et chef d’orchestre confirmé, par le père Maurizio qui aura tant marqué l’histoire du piano au XXe siècle et au-delà. Choisir Schubert dans cette intention, c’était aussi choisir les nuances d’une musique qui fore dans les raisons fondamentales qui se révèlent en une vie, de se tenir proche d’une définition existentielle de la musique, de son ultime secours quand se présente l’issue et qu’elle mène l’âme vers son « grand pas souverain », pour reprendre l’image de Saint-John Perse.
La Sonate en sol majeur et ses reliefs contrastés
La sonate en sol majeur D. 894 permet de retrouver avec jubilation ce Maurizio Pollini au sommet de son art de ciseler la matière musicale, ce fin dessin des impulsions, cette orfèvrerie de l’énonciation qui du reste, convient d’autant mieux à cette sonate de la limpidité expressive que, bien davantage que les dernières sonates qui explorent le tragique, cette pièce s’organise comme un déploiement. Le premier mouvement Molto moderato e cantabile alterne avec clarté un exposé franc et des développements sinueux qu’il faut savoir maîtriser dans leur déroulement, et l’autorité souveraine de Pollini y pourvoie avec une force tranquille. On le ressent particulièrement quand le chant affleure d’abord en suggestion puis en affirmation, prenant les allures d’une ritournelle que le pianiste mène avec une évidente suavité. Alors quand en une phase de cette exposition, les accords se font plus graves et plus lestés d’obscur, le proverbial balancement schubertien – ce passage rapide du majeur au mineur – emplit l’expression de cette sorte de résolution grave. Pollini y est princier, comme il le fut toujours chez Schubert, héraut d’une sincérité qui ne transige jamais. La résolution permet ici d’enchaîner avec la structure et l’ambiance de l’Andante, qui semble développer le cantabile du premier mouvement et ce, jusqu’en ses accents de gravité. Maurizio Pollini est ici maître du chant et n’hésite pas devant des nuances de solennité dans les modulations scandées de ces phases solennelles. En ce sens, il mène l’Andante comme accroissement d’une certaine inquiétude. Le Menuet tient en son allegro un registre déclamatoire et presque martial où le pianiste ménage un contraste singulier avec le trio aux allures diaphanes. Cette nouvelle identité d’alternance ne laisse pas présager du surcroît de lumière de l’Allegretto final qui en tout cas pour son amorce en rondo, consacre une atmosphère enjouée de danse irisée de dentelles par le musicien qui, poète, saura mener un ciel assombri çà et là, vers un horizon affermi.
Des Moments musicaux d’exception
Daniele Pollini aurait-il hérité de son père le sens des temporalités qui est si indispensable chez Schubert ? Il faut constater en tout cas une profondeur expressive toute particulière dans sa version des Moments musicaux D 780, donnés avec une sensibilité à fleur de peau comme il se doit, entre la fausse résolution du Moderato en ut majeur, les profondeurs méditatives et mélancoliques proprement déchirantes de l’Andantino en la bémol majeur qui lui succède d’entrée de jeu, avant les autres délicates perles de cet ensemble si disparate de 1823-1824. Quand intervient le célèbre air russe de l’Allegro moderato en fa mineur, on est primesautier, avec cette délicatesse intelligente où on évite tout effet envahissant. Le Moderato en ut dièse mineur et ses allusions au Bach du Clavier bien tempéré sont livrées avec l’intelligence nécessaire à faire ressortir une appropriation singulière de l’écriture fuguée par Schubert, moment d’une intense affirmation de l’écriture originale creusée dans le moule de la tradition. L’Allegro vivace en fa mineur est sous les doigts de Daniele Pollini un déferlement contrôlé, une magnifique péroraison du souffle pianistique. Intitulé par l’éditeur « Plainte d’un troubadour », la dénomination plaque une imagerie fixe sur l’Allegretto en la bémol majeur qui dans cette interprétation habitée s’il en est, arpente les profondeurs d’une confession intense organisée autour d’une régularité qui souligne encore la forte mélancolie que le pianiste rend à merveille et en inspiration pensée.
Une bouleversante Fantaisie en fa mineur à quatre mains D 940
Tout schubertien le sait : la Fantaisie en fa mineur à quatre mains occupe dans l’œuvre de Schubert une place à part, que les spécialistes considèrent à raison comme l’une de ses acmés. Qu’il s’agisse des circonstances biographiques (une des dernières œuvres de cette année 1828 de la mort du compositeur avec ces titres clés que l’on sait, et notamment les trois dernières sonates ; la dédicace à Caroline Estherazy aimée en secret et sans espoir), des aspects musicaux (la concentration en une pièce déterminante pour piano à quatre mains, de la quintessence du style schubertien) ou de la portée même de ce chef-d’œuvre dans la postérité de Schubert, la Fantaisie tient le rôle d’un pivot essentiel, un massif musical comparable aux Variations Goldberg chez Bach, ou de la sonate Hammerklavier chez Beethoven. On est là devant une densité considérable d’enjeux esthétiques qui fonde la prééminence de cette partition dans l’univers si marquant de ce Schubert de la toute dernière époque créatrice, celle d’un resserrement temporel de la succession de chefs-d’œuvre dans lesquels le compositeur a mis tout de lui, avant de quitter une vie qu’il savait condamnée par la maladie. Approcher pour un interprète (et en l’occurrence, deux pianistes) les œuvres de cette période impose à la fois un sens aigu de la pensée de ce qu’ils abordent, et le respect pour une musique testamentaire qui souvent, plonge les uns et les autres dans une certaine torpeur. L’avantage de l’expérience déterminante livrée au bout de ce cd, est qu’elle est menée avec l’un des interprètes les plus éminents de Schubert, Maurizio Pollini, dont personne n’a oublié les sommets atteints dans les dernières sonates ou la Wanderer-Fantasie. Et c’est à ce titre que la transmission du père au fils, du motif sans doute lénifiant dont elle peut sembler relever, s’avère ici la plus bouleversante, et confère en effet à cet enregistrement la valeur d’un testament musical de la part de Pollini. Ici se déploie l’irremplaçable et ultime prière que le pianiste a choisi de se réserver avec son fils pour témoin et récitant, officiant dans le mélancolique crépuscule schubertien, une marche sereine et fervente vers la mort.
Les Pollini père et fils ne négligent rien de la force tragique du thème essentiel qui encadre comme on le sait cette Fantaisie, de son exposé en introduction de l’Allegro moderato, à sa transfiguration finale dans le quatrième mouvement – en rappelant que l’œuvre est conçue d’un seul tenant composé de quatre sections enchaînées. Scander une mélancolie d’abord intimiste et ensuite déclamatoire, avant que le retour de la mélodie névralgique opère son infini travail temporel qui est au cœur de l’esthétique schubertienne. Si le mot d’« intranquillité » peut avoir un sens, c’est bien ici où les quatre mains dessinent le paysage escarpé d’une âme plaintive, que le Largo va encore mener en des chemins de vigueur désespérée. On sait non seulement l’intérêt (esthétique, historique) dans lequel Schubert tenait l’écriture fuguée, qui prend dans le scherzo Allegro vivace les aspects dune appropriation personnelle (tout comme dans les Moments musicaux), et les Pollini en soulignent le support de ce chant personnel, vers ces échappées de luminescences perlées qui dans le contexte narratif de cette fantaisie, dessinent la potentialité d’un espoir. Alors quand ils sculptent à nouveau dans le silence la courbe fracassée de l’ultime montée chromatique de ce scherzo, vers la reprise du thème initial, la mélodie vous réserve un déchirement de l’âme que les dernières sonates arpenteront encore. On est témoin haletant, on est confident de l’ultime lutte vers un bonheur fugace qui pourtant se dérobe, dans cette quatrième section où l’élégie se fait révolte et où la révolte se mue in fine en une résignation empreinte de sagesse plus que d’amertume. En tout, la prière à laquelle nous confient les deux pianistes est de celles qui, en cette « sagesse amère » et méditative, scrute la vie elle-même, tout comme l’ultime phase créatrice de Schubert nous en livre la substance. Dans ce voyage effectué essentiellement dans les pas du Schubert ultime des dernières années, c’est vers cette substance métaphysique, cette essence d’une sagesse éprouvée que Maurizio Pollini avait choisi, avec son fils, de préparer son kaddish.

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