LISZT, Via Crucis & Solo Piano Works | Leif Ove Andsnes, The Norwegian
Soloists’ Choir, dir. : Grete Pedersen | Sony Classical, 2025

Certains enregistrements sont exceptionnels, et d’autres sont surtout utiles. Le magnifique enregistrement réalisé en 2024 et publié en 2025 pour Sony Classical de Via Crucis de Liszt et de certaines pièces pour piano par Leif Ove Andsness, et les solistes du Chœur de Norvège est incontestablement de la catégorie des publications infiniment utiles voire indispensables à la musique qui est servie en l’espèce. Car il ne faut pas se le cacher, Via Crucis appartient à cette part extrême de l’inspiration religieuse dominante dans la dernière partie de la production musicale de Franz Liszt, qu’un abord difficile accentué par de fréquentes dissonances n’ont pas contribué à populariser, pour parler en litote. On est ici face à une phase si radicale de l’œuvre de Liszt, en termes d’inspiration autant qu’en termes esthétiques, qu’on aurait bien du mal à y reconnaître le passé flamboyant du virtuose hongrois. Pour autant, si l’œuvre de ce compositeur est à envisager dans sa continuité, il faut aussi considérer que cette dernière part de sa production ne peut être approchée avec la même évidence que toutes celles qui la précèdent, à tel point qu’on peut légitimement parler de césure en ce qui concerne cette œuvre. Rappelons qu’en 1861, Liszt reçoit les ordres mineurs à Rome et devient prêtre – une date commode pour distinguer ce qui n’est même plus une simple inspiration de sa musique, mais sa nature religieuse par définition. L’éclairage livré dans cet enregistrement autour de cette césure est pour cette raison même, inestimable.
Via Crucis en approche intégrale : la fin du malentendu
Il faut résolument une bonne dose de méthode pour ne pas se fermer à certains vertiges propres à cette dernière époque de la création lisztienne, et la transmission juste de Via Crucis est aussi là pour en attester. Car le compositeur, friand des versions souvent multiples de ses œuvres, conformément à sa propension aux transcriptions multiples, a laissé en gros deux types d’approches de ce cycle de 1878-1879 – les versions strictement instrumentales (pour piano seul, pour deux pianos ou encore pour orgue seul) et les versions avec chœur, accompagnées au piano ou à l’orgue. Or, les versions purement instrumentales sont, on peut le dire, contradictoires à la vocation première de cette œuvre, qui est de porter une mimèsis revendiquée du Chemin de Croix, en une esthétique qui est tout droit héritière de la musique à programme ou du poème symphonique si pratiqué (et à quel niveau d’excellence), par Liszt. Il faut craindre que l’identité illustrative de la partition ne trouve, avec les versions pour claviers, aucune voie réelle d’expression de ce que seule la version intégrale avec chœur incarne réellement de cette intention d’une lecture biblique. Le constat pose d’ailleurs à lui seul la question de la pertinence même de cette tendance si habituelle, disons-le clairement, de cette lubie ou de cette manie des transcriptions qui caractérisait Liszt. Lui qui, devant toute partition, avait cette sorte de réflexe de transcrire, n’a certainement pas mesuré avec précision et lucidité pour une œuvre écrite par lui-même, le contresens que pouvaient générer les versions seulement instrumentales : dans ces cas, en coupant l’œuvre de ses vraies racines bibliques, ne pouvaient demeurer que les approches harmoniques hardies et autres dissonances parfois volontairement criardes, qui avec le chœur, acquièrent tout leur fondement et qui, en son absence, disent une voie expérimentale trompeuse. Car cette hardiesse d’écriture harmonique est elle-même signifiante en regard du chœur et des formules qu’il porte, renvoyant pour chacune d’entre elles à une « Station » particulière du Chemin de Croix (Introduction ; I. Jésus est condamné à mort ; II. Jésus prend la croix sur ses épaules ; III. Jésus tombe pour la première fois ; IV. Jésus rencontre sa sainte Mère ; V. Simon de Cyrene aide Jésus à porter sa croix ; VI. Sainte Véronique essuie le visage de Jésus ; VII. Jésus tombe pour la seconde fois ; VIII. Jésus console les filles de Jérusalem ; IX. Jésus tombe pour la troisième fois ; X. Jésus est dépouillé de ses vêtements ; XI. Jésus est crucifié ; XII. Jésus expire sur la croix ; XIII. Jésus est descendu de la croix ; XIV. Jésus est mis au tombeau).
Quand l’illustration chantée est volontairement manquante, on est alors, dans le cas de la version intégrale, déjà habité par cette sorte de registre sémantique qui sinon, fait défaut. De n’avoir pas pris en compte cette nuance pourtant fondamentale, Liszt a condamné son œuvre d’une portée religieuse et métaphysique profonde, à un malentendu de réception devant une partition pianistique souvent étrange si elle est envisagée en elle-même – ce qu’elle n’est pas censée devoir être en réalité. Et en revanche dans cette réalité « intégrale » de l’œuvre, ce qui apparaît est bien aux antipodes de la sécheresse dissonante des versions qu’on peut dire tronquées : une profondeur dramatique singulière qui en fait une incarnation puissante du Chemin de Croix. C’est dans cette version qu’on comprend pourquoi et comment, à la Station VI (Sainte Véronique essuie le visage de Jésus), la reprise du thème de la Passion selon Saint-Matthieu de Bach est avant tout la reprise du chant médiéval Salve caput cruentatum dont Bach s’est lui-même inspiré dans sa Passion, à partir de son avatar, le choral luthérien du XVIIe siècle traduit en allemand par le poète Paul Gerhard, O Haupt voll Blut und Wunden, Ô face couverte de sang et de blessures (voir Gilles Cantagrel, J.S. Bach, Passions, Messes et Motets, Paris, Fayard 2011). Et c’est encore dans cette version que les dissonances, pour y revenir, prennent toute leur signification expressive. En somme, en restituant cette œuvre à sa vraie dimension liturgique, l’enregistrement de Leif Ove Andsnes de cette version si rare, permet de combler le fossé entre une réception en grande partie fondée sur un fâcheux quiproquo, et la réelle densité spirituelle du Via Crucis de Liszt.
Des Consolations et Harmonies poétiques et religieuses de toute beauté
L’intention « pédagogique » et musicologique du pianiste est manifeste dans cet enregistrement décidément très intelligent, quand en une sorte de deuxième partie du cd, deux œuvres de Liszt sont livrées, de cette époque qu’on pourrait dire séculière, pour la différencier de l’époque religieuse. Et plus encore, cette intention est d’autant plus importante qu’ici, on a affaire justement à ces œuvres qui en quelque façon, vont jouer dans l’itinéraire compositionnel de Liszt, la fonction d’une transition vers la première période à la deuxième époque, religieuse.
Les Consolations (six poèmes poétiques) S 172, dont la composition date de 1849-1850 (une première version est antérieure, de 1844-1849, S171a, sont inspirées par un recueil poétique de Saint-Beuve de 1830, Les Consolations, vantant les vertus de l’attachement humain comme remède à l’effacement de la foi religieuse. L’inspiration qui s’insinue là explore l’alternative du lien humain comme relais à la foi, et traite en tout cas de l’articulation entre le religieux et la vie humaine. Leif Ove Andsnes y témoigne de cette délicatesse infinie des nuances et du toucher qu’on lui connaît et qui, pour ces pièces tout en épanchement intimiste, touche au sublime. La Consolation n° 3 en ré bémol majeur, « Lento placido », la plus célèbre des six, fait battre le cœur de ce registre de l’altérité, en une réflexion qui pour une fois n’est pas attachée au sentiment amoureux, mais à tout attachement humain comme reflet inversé du sentiment religieux. L’univers de ces Consolations est bien celui d’une douceur, d’une sérénité qui tendent à faire écho à la bienveillance de l’attachement. Les moyens dont dispose le pianiste, jusqu’à l’expression de la passion et de l’agapè, touchent le registre de la légèreté signifiante des piano ou de l’éloquences des forte, alternés à la faveur de phrases infiniment pudiques. Les vrais spécialistes de Liszt savent y recourir à la retenue des impulsions et à leurs savants équilibres – ceux qui rappellent aussi Chopin, dont Leif Ove Andsnes est par ailleurs un brillant interprète.
Les Harmonies poétiques et religieuses (S 173, composées entre 1948 et 1953) ne sont hélas pas présentées ici dans leur version intégrale : seule deux s’entre elles sont données, n° 8 et 9. Ces œuvres aussi finement ciselées que les Consolations représentent une gradation encore plus avancée vers la sphère religieuse, puisqu’elle sont inspirées du recueil éponyme de Lamartine, recueil éminemment contemplatif au sens d’un rapport transcendé à la nature, le regard tourné vers Dieu. L’Andante lagrimoso (n° 9) est d’abord donné et dit bien, sous les doigts de Leif Ove Andsnes, une élévation qui est un recueillement. Le Largo qui s’inspire d’un Miserere de Palestrina, arpente avec solennité la tension de cette foi qui pendra bientôt la place cardinale dans une psyché créatrice envahie et occupée par le sentiment du divin. Que le grand pianiste norvégien ait pu nous guider dans cette transition restera incontestablement comme l’u des moments forts de sa discographie.
MOTS-CLÉS
