Lisa Batiashvili ©  Sammy Hart

La surprise : de l’apollinien au dionysiaque

On peut le dire : c’est une surprise tout à fait inattendue que les connaisseurs de Lisa Batiashvili ont pu apprécier ce soir-là. Car pour ceux-là, on avait gardé un souvenir mitigé du premier enregistrement du concerto-roi par la violoniste géorgienne naturalisée allemande, paru en 2008 pour Sony Classical (enregistrement réalisé en 2007). Un son déjà puissant, travaillé dans l’esprit classique d’une projection et une lecture très efficace de la partition, mais manquant peut-être de relief, par souci sinon de sagesse, du moins de se conformer avec soin au versant « apollinien » du chef-d’œuvre, fixé dans le marbre au plus haut niveau par Perlman-Giulini en 1981 (et précédé par les deux autres sommets de la discographie, Oistrakh-Cluytens en 1958 et Ferras-Karajan en 1967). Dans l’histoire de la discographie, on sait qu’il faudra attendre la version de Gidon Kremer enregistrée pour Philips en 1980 avec l’Academy of St. Martin-in-the-fields sous la direction de Neville Marriner, pour qu’une approche tonitruante et jusqu’alors inédite de la partition ne se fasse jour, avec une âpreté d’archet et d’énonciation mélodique dont seul le violoniste letton eut alors le secret. Aucune trahison de l’œuvre alors, une approche originale qui pourtant en respectait l’esprit, en dépit de l’adoption des très problématiques cadences d’Alfred Schnittke (on y reviendra), écrites d’ailleurs à son attention, pour cet enregistrement demeuré comme une borne milliaire dans le cheminement discographique.

Ci-dessus, la version de Gidon Kremer de 1980 pour Philips avec l’Academy of St. Martin-in-the-fields sous la direction de Neville Marriner (Philips), tournant décisif d’une vision parfois volontairement âpre mais pour autant pleinement cohérente.

Pourtant, l’avenir devait confirmer que n’est pas Kremer qui veut, et que pour savoir être « âpre » dans le concerto de Beethoven, pour en somme en proposer une version « dionysiaque » (au regard d’une expressivité poussée à son maximum, et d’accentuations volontiers extrêmes), il fallait avant tout en maîtriser l’identité viscéralement apollinienne (cette opulence du chant), quitte à en accentuer certaines accentuations à bon escient, dans l’esprit d’un angle de vue que l’œuvre ceint déjà en son idiosyncrasie, sans que l’approche ne vienne en gauchir le chant inquiet. Kremer lui-même ne devait pas résister à la tentation de la surenchère, s’y livrant sans vergogne avec Nikolaus Harnoncourt à la tête du Chamber Orchestra of Europe en 1992 pour Teldec. L’équilibre, ce faisant, demeurait ténu à garantir, et il fallait résolument que l’option corresponde à une évolution générale du jeu du ou de la violoniste en question. C’est à ce titre que l’exemple qui vient immédiatement en tête, de cette mutation profonde et personnelle, qui induit une nouvelle approche pour la référence absolue du genre du concerto pour violon, est celui d’Anne-Sophie Mutter, qui devait passer de la puissante sagesse de son adolescence lumineuse aux côtés de Karajan à la tête du Philharmonique de Berlin en 1980, à la version transgressive enregistrée toujours pour DG en 2002 avec Kurt Masur à la tête du New York Philharmonic. Mutation donc, pour le redire et pour le souligner, car le changement d’approche du concerto correspondait bien dans son cas, à une évolution de fond dans son jeu, une inflexion qui devait aussi avoir ses inconvénients : si pour Beethoven, le passage du gué se faisait sans encombre et au bénéfice d’une vision tout en caractère, la mue ne devait pas opérer de manière aussi fluide et heureuse dans les concertos de Mozart, victimes collatérales d’une nervosité outrancière. Mais on peut le dire, dans le cas d’Anne-Sophie Mutter, ses deux interprétations du concerto furent aussi valables et mémorables l’une que l’autre, et si on peut la préférer dans la version Karajan (c’est mon cas), le changement d’approche aura consisté en une nouvelle proposition esthétique, les deux lui convenant tout aussi bien. Dans les Sonates pour violon et piano de Beethoven (version de l’enregistrement en public réalisé au Théâtre des Champs-Élysées en 1999, publiée en CD et en DVD en 2000 par DG), le bénéfice de cette « nouvelle manière » adoptée par la violoniste (et qui amplifiait en somme des virtualités initiales de son jeu) était manifeste pour l’écriture violonistique chambriste du compositeur – et ne serait-ce qu’à se référer à une Sonate à Kreutzer d’anthologie, on appréciait pour elle un relief tout particulier, expressif en diable.

Anne-Sophie Mutter a seize ans quand elle enregistre le Concerto pour violon de Beethoven avec Herbert von Karajan à la tête du Philharmonique de Berlin. Expressivité puissante et accentuation nerveuse, pour une version qui devient dès sa sortie l’une des références de la discographie existante.
Ici en 2022 avec l’Orchestre philharmonique de Munich sous la direction de Lahav Shani, Anne-Sophie Mutter dans une interprétation sensiblement remaniée du concerto, depuis le tournant de son enregistrement avec Kurt Masur de 2022 pour Deutsche Grammophon.

Le cas de Lisa Batiashvili est quant à lui nettement différent dans son cheminement, que celui d’Anne-Sophie Mutter, en l’espèce. Car à écouter sa première version du concerto, celle de 2008 pour le répéter, rien de particulièrement enthousiasmant – comme si en somme, en empruntant la voie obligée de l’apollinien (sonorité éclatante, phrasé homogène), la violoniste se sentait finalement à l’étroit, et produisait surtout un exercice d’école très propre, nullement dénué d’intérêt et de haut niveau certes (rappelons qu’on est là, quoi qu’il en soit des options interprétatives, à ce très haut niveau) mais qui posait ses pas dans ceux des dizaines de versions d’excellence de cet ordre (les années quatre-vingt dix en avaient encore produit de bien belles, avec Gil Shaham, Maxim Vengerov, Vadim Repin, Joshua Bell…), sans qu’une différenciation notable n’en sorte. Et attention, je ne suis pas en train de revendiquer là une légitimité quelconque de la recherche à tout prix de l’originalité pour un instrumentiste quant à son interprétation, mais bien de distinguer ceci : il s’agit surtout pour un interprète de trouver sa voie, celle qui lui permettra de livrer son meilleur engagement dans un chef-d’œuvre de ce niveau. Et sans conteste, « objectivement » serait-on tenté de dire, la mutation opérée par Lisa Batiashvili entre une version « parfaitement apollinienne » comme celle de 2008 et celle qu’elle propose aujourd’hui au public sans l’avoir encore enregistrée, est tout à son bénéfice. En 2008 et avant cette complète révision d’esthétique, la violoniste reproduisait un modèle dans lequel manifestement, elle était conduite à brider son expressivité. Aujourd’hui, en ayant opéré une réelle transformation dans son appréhension de l’œuvre, et sans jamais frôler le moins du monde l’exagération ou la surenchère, elle livre un tel relief, une telle densité de nuances, que jusqu’à ses qualités initiales (profondeur et brillance sonores, netteté et énergie des attaques) s’en retrouvent rehaussées. Et là, quel bonheur de voir cette violoniste au si grand talent qui dans ce concerto des sommets, s’est en quelque sorte révélée à elle-même, et livre aujourd’hui cette version dans laquelle elle est si à l’aise parce que ce jeu lui correspond davantage. Ce soir-là, Lisa Batiashvili nous dévoilait bien l’une de ses aurores authentiques, et pour nous alors, ce fut celle de sa vision intime et intense du Concerto pour violon de Beethoven.

À vrai dire, Lisa Batiashvili avait opéré ce tournant voilà quelques années déjà, mais c’est la première fois qu’on aura pu en apprécier la magie sur une scène parisienne. Du reste, étant donné qu’elle n’a pas (encore) enregistré sa nouvelle vision du concerto, ce n’est guère que sur Internet que çà et là, on peut en glaner de minces (mais révélateurs) extraits de concerts, que je propose plus loin. Et à comparer les deux approches, on comprend en effet que le travail de la violoniste sur la partition aura été renouvelé et attentif. Considérons avant tout la « première approche », ci-dessous (à gauche l’enregistrement de 2008 de Sony et à droite un concert où elle livrait toujours cette première lecture, en 2010 à Tel Aviv) :

À gauche, la version du concerto enregistrée en 2007 et parue en 2008 chez Sony par Lisa Batiashvili, soliste et dirigeant la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen (effectif d’ailleurs insuffisant) ; ci-dessus, la même approche, en concert avec l’Orchestre philharmonique d’Israël sous la direction de Zubin Mehta, en 2010 à Tel Aviv.

Et puis sans crier gare, au tournant des années 2020, Lisa Batiashvili va opter non pas pour une approche unilatéralement « dionysiaque », mais pour une sorte de mixte entre cette appréhension moins conventionnelle et sa mise en valeur initiale du chant. C’est ce qui a été livré au public parisien enthousiaste le 16 septembre dernier : on reconnaîtra ci-dessous en deux extraits de concerts, ce qui en fait l’originalité – et c’est une certaine nervosité accrue de l’archet, mais surtout l’adjonction dans le phrasé, de certains ritardendos ou au contraire de certains accelerandos particulièrement bien sentis, vouant l’allegro initial ou le rondo final quasiment à un tempo rubato préfigurant presque Chopin. Si déjà Perlman n’hésitait pas, à doses infinitésimales, à opter pour ce relief et cette variabilité de la mesure beethovénienne, ici on pourrait craindre une exagération mais il n’en est rien finalement : ces effets parenthèses sont toujours soigneusement choisis sans que le tempo initial n’en soit atteint (car on le retrouve toujours), le tout mis au service d’une expression toujours très intelligente – l’ensemble de ce concerto (mais surtout son premier mouvement Allegro ma non troppo) étant exprimé, par son écriture même, avec d’infimes nuances dans le cycle des répétitions, qui innervent une savante dialectique du discours. Cet aspect si essentiel dans l’écriture du concerto est ici parfaitement mis en avant par ces options de phrasés.

Court extrait de l’Allegro ma non troppo, avec l’Orchestre philharmonique tchèque, sous la dir. de Semyon Byshkov en 2022.
Court extrait du Rondo allegro, avec l’Orchestre philharmonique de Munich, sous la dir. de Zubin Mehta en 2021.

Le résultat global de toute cette révision d’une approche du concerto est bien là : le premier mouvement fonde sa célèbre esthétique de la lutte entre les cellules rythmiques et mélodiques autour de thèmes qui, savamment comme à l’accoutumée dès ce premier Beethoven de 1806, s’enroulent et s’enroulent encore pour avancer vers une substance musicale qui se libère – et qui ici, se libère avec éloquence. Le Larghetto ménage son passage vers le sol majeur vers une cantilène d’autant plus diaphane qu’elle semble même onirique sous les doigts de la violoniste qui ménage une légèreté continuelle de l’archet. Les nuances internes au Rondo allegro ont alors les allures d’une narration qui reprend son cours après ce pur suspens : l’ensemble du discours du concerto est servi avec une profondeur et une efficacité structurelle qui ne trompent pas – on est devant l’une des grandes versions du concerto, et le public parisien est conquis. On en oublierait presque le seul sujet qui fâche (en tout cas qui me fâche) dans cet ensemble si harmonieux, à savoir l’adoption des cadences de Schnittke écrites jadis pour Gidon Kremer, aux premier et troisième mouvements. Comment bien expliquer et sans excès ce qui m’apparaît toujours (depuis donc l’enregistrement de Kremer en 1980) comme un singulière faute de goût, pour le moins ? Il y faut certainement de la nuance, en reconnaissant que dans une part de leur esprit, ces cadences respectent le profond sens de la dialectique beethovénienne, que ce soit dans l’allegro ou dans le rondo. Mais justement, il faut s’empresser de nuancer : ces cadences souffrent de deux énormes défauts qui conjoignent au constat d’une démesure confinant à la prétention de leur auteur, Alfred Schnittke. On sait l’esthétique volontairement hétérogène voire syncrétique du compositeur russe, et on peut y prêter attention si on le désire. Mais voilà, dans un exercice contraint comme l’est une cadence, on ne peut s’éloigner à ce point de l’esthétique initiale d’un concerto, sauf à attirer l’attention à soi au lieu de servir l’œuvre. Une inversion de perspective opère donc dans ces cadences, qui insiste souvent sur des dissonances criardes et inutiles. Ce premier défaut esthétique majeur génère presque automatiquement un autre défaut rédhibitoire : ces cadences sont longues, très longues, insistantes, envahissantes au point qu’on ressent là cet hybris d’un compositeur qui, tel le coucou, aura fait son nid dans celui d’un autre. Schnittke joue à s’approprier indument un espace qui, en tout état de cause, ne peut être le sien moyennant une cadence, qu’à condition que son volume n’excède pas certaines limites. Or ces limites sont bel et bien dépassées ici : qualitativement (esthétiquement) et quantitativement, ces cadences sont irrecevables, et dénotent d’une faute de goût du violoniste qui en les adoptant, n’aura pas mesuré l’effet irrémédiablement clinquant d’un exercice de style qui devient un manifeste, celui d’une modernité outrancière formelle à laquelle le compositeur aura voulu rattacher Beethoven avec un tapage gênant. On le savait depuis l’enregistrement de Kremer, et cette adoption par Lisa Batiashvili, si elle rappelle son tribut à Kremer, aurait gagné à faire l’économie de ces deux lamentables verrues. Mais pour elle, la violoniste aura eu le charme et l’intelligence d’une version marquante du concerto, qui en viendrait à faire (presque) oublier cette erreur.

Lahav Shani, capitaine inspiré d’un vaisseau inspirant

Tout au long du concerto, le jeune chef israélien Lahav Shani aura su se montrer d’une efficacité, et pour employer à nouveau ce terme si adéquat en l’espèce, d’une direction en relief. Les accentuations marquées et ce « resserrement » généralisé qui confère aux meilleurs accompagnements orchestraux et dans ce concerto en particulier, son aspect spiritualiste où Carlo Maria Giulini demeure inoubliable entre tous. L’excellence de ce vieil orchestre germanique, le Philharmonique de Munich, devait faire le reste en quelque sorte, avec cette profondeur incommensurable des cordes qui en fait l’identité ontologique, cette puissance aussi, cet ajustement millimétré des traits et des transitions. On le sait, Lahav Shani, aujourd’hui trente-six ans, prendra la tête de la phalange bavaroise en 2026 et on sait déjà qu’à ce poste, tout comme précédemment à la tête du Philharmonique de Rotterdam et toujours à la tête de l’Orchestre philharmonique d’Israël, il sera bien plus que l’une de ces coqueluches des scènes internationales et des orchestres s’arrachant son immense talent. Lahav Shani, c’est la musique méditée, et c’est la profondeur sonore transmise à tous les orchestres qu’il a l’occasion de diriger. Et ce sens des articulations, où l’on sait le travail par pupitres, soigné, attentif, méticuleux (tout comme ses collègues de génération, Mäkelä – quand il n’enregistre pas la Symphonie fantastique – ou Mikko Franck).

En décembre 2023, pour le 86e anniversaire de l’Orchestre philharmonique d’Israël, Lahav Shani à sa tête, livrait cette interprétation transcendée de la Symphonie « Inachevée » de Schubert, celle-là même qu’il donnait au public parisien à la tête du Philharmonique de Munich.

Alors oui, vint l’« Inachevée » de Schubert. On pouvait s’écrier d’admiration sincère face à l’intime exploration du sens le plus profond de cette partition à jamais mystérieuse. On pouvait s’exclamer devant la profondeur inouïe des cordes, leur tremblement rendu en quintessence ontologique (tout comme dans ma référence absolu, Klemperer). On pouvait se pâmer devant l’infinie intelligence des « étirements du temps » (ces « divines longueurs » que Schumann aura vues dans la Neuvième, « La Grande ») où un compositeur, à la suite de Beethoven, se fait philosophe de l’être. On pouvait admirer l’énergie de cet orchestre au centuple de la tradition germanique, et tressaillir devant un travail si accompli des moindres détail. On n’en était pas moins transporté de tout son être, au bord de ces larmes rendues fertiles, conférées en nous par l’une des pages les plus tragiques et les plus solennelles de toute l’histoire de la symphonie, ce joyau du romantisme et de l’esprit humain. On rendait les armes de l’attention, comblé, reconnaissant à un chef encore jeune et déjà d’une sagesse intégrale.

Ces accents de pur plaisir et d’émotion vraie nous étaient donnés par des musiciens exceptionnels menés par un magicien qui n’avait aucune pitié pour nos émois : « Je vous ferai pleurer, c’est trop de grâce parmi nous », comme par les mots du Maître d’astres et de navigation de Saint-John Perse. Rien de moins que cet autre sommet d’un romantisme qui, loin déjà de 1822, est en train de darder de ses rayons tardifs en 1865 par un Wagner livrant dans son Tristan et Isolde, en son Prélude et cet Himalaya nommé Liebestod, l’exacerbation d’une musique de la spiritualité humaine qui pourtant demeure attachée à l’expression de sentiments immanents. Rien, aucun mot ne peut alors livrer témoignage de tels moments quand ils sont servis avec une telle ferveur.

Merveille en temps barbare

Tous ceux qui se rendaient à ce concert ne pouvaient ignorer qu’un contexte déjà délétère en entourait la tenue, après l’affaire du boycott du jeune chef israélien décidé au festival de Gand. En ce qui me concerne, c’est bien la première fois que j’assistais à un concert sous haute protection policière : compte tenu du honteux acte d’antisémitisme éhonté dont a tout récemment été victime Lahav Shani en Belgique, et compte tenu de menaces de mort qui lui ont été adressées, le Théâtre des Champs-Élysées était quadrillé ce soir par des escadrons de police (en haut et en bas de l’avenue, contrairement à ce qu’une édulcoration étrange raportée par le quotidien Le Monde a pu donné à penser). Voici donc notre époque : ce jeune chef israélien, l’un des plus doués de sa génération, doit être maintenant protégé par la police pour donner ses concerts. Son tort ? Être juif. Et nous sommes en 2025. Époque dominée par les turpitudes et les éructation de tous ceux qui confondent la politique d’un État et ses citoyens : mais il ne s’agit pas là d’une confusion, mais bien du retour de la plaie antisémite la plus ancienne, et permanente quand on en connaît les analyses par l’historien Léon Poliakov. Lahav Shani continuera sa carrière, et Lisa Batiashvili aussi, récemment décorée pour sa sensibilisation active au racisme et à l’antisémitisme : rien n’arrêtera le talent, la jeunesse, l’engagement et l’art au plus haut niveau. L’antisémitisme, le racisme et la bêtise seront écrabouillés, n’en déplaise aux fous furieux, aux crétins qui se donnent bonne conscience pour une cause qu’ils croient défendre en vociférant ce soir-là leur antisémitisme virulent, dégoulinant de rage au Théâtre des Champs Élysées, à Paris – au tout début du concert, avant d’être sortis de la salle par le public lui-même, événement lui aussi détourné par Le Monde. L’époque, oui, est bien celle-là : c’est celle d’un ensauvagement généralisé dont nul ne peut connaître l’aboutissement pour le moment. Temps de défaite pour tout humaniste béat, que ce temps des confusions et d’un antisémitisme qui se donne les meilleurs rôles en s’attribuant une justesse morale : dans la typologie hélas antédiluvienne de l’antisémitisme, notre époque aura inauguré le temps de l’« antisémitisme moral ». Le premier devoir en pareils temps est de ne pas mentir, et de ne jamais édulcorer : ce concert de Lahav Shani fut bien sous surveillance policière, mais aussi sous surveillance d’un public heureusement vigilant. Un public qui aura bénéficié en ce soir du 16 septembre, d’une pure merveille musicale, tout en étant plongé dans la barbarie mentale et émotionnelle qui l’enserre dans l’époque que traverse tout un chacun, démuni devant la résistible ascension du mal. Situation sans doute sartrienne où, y compris le public du Théâtre des Champs-Élysées à Paris fuit ce soir-là à la fois le bénéficiaire et l’acteur d’une lutte pour la dignité qui ne fait que commencer.