Philharmonie de Paris, 22 septembre 2025, Janine Jansen, London Symphony Orchestra, dir. : Sir Antonio Pappano | CHOSTAKOVITCH, Symphonie n° 9 en mi bémol majeur op. 70 ; BRITTEN, Concerto pour violon et orchestre op. 15 ; BEETHOVEN, Symphonie n° 5 en ut mineur op. 67

Assister à un concert du London Symphony Orchestra est toujours un ravissement, et c’est être à l’écoute d’un raffinement devenu proverbial, d’une subtilité qui confère souvent aux programmes une identité, un relief particuliers où l’on se prend à apprécier le caractère aussi bien que l’élan, la précision si sûrement que l’autorité. Un plaisir décuplé quand il est placé sous la direction de son actuel directeur musical, Sir Antonio Pappano, succédant à Simon Rattle. Et ceux qui ne connaissaient pas encore l’étendue du talent de chef d’Antonio Pappano (avant tout connu dans les productions d’opéra) ont pu en apprécier en cette soirée du 22 septembre comme un concentré d’excellence, marqué par trois œuvres si différentes entre elles, et servies avec une même ferveur.
Esprit, ironie et vision de Chostakotich
Antonio Pappano réussit à exprimer à merveille cette vision on ne peut plus spécifique de la Symphonie n° 9 de Chostakovitch. On connaît l’histoire révélatrice de cette symphonie alors si attendue par le régime soviétique en 1945 pour célébrer l’héroïsme de la victoire sur le nazisme. On sait la position névralgique du compositeur au sein du régime, les risques qu’il avait déjà encourus et les obligations qui avaient été les siennes, d’abjurer en quelque sorte son esthétique face aux accusations de « formalisme », qu’il devrait encore connaître en 1948, Jdanov déjà ulcéré par cette sorte d’affront implicite à Staline fait par cette symphonie libre de tout diktat. Le geste de Chostakovitch en un moment aussi clé que celui de la victoire de 1945, où il est sollicité pour glorifier le régime, et offre une symphonie somme toute classique, avec effectifs relativement modestes et à la teneur suprêmement ironique, est un geste de liberté créatrice, un geste qu’il s’agit de servir avec esprit. Lors du concert, cet esprit était présent, par une caractérisation très forte de ce vaste jeu sur les apparences et la substance. Les mouvements rapides et en particulier l’Allegro initial étaient pour de bon emplis de cette allure primesautière, badine mais en fait prodigieusement ironique, où des airs outrageusement « légers » et enjoués ne tardent pas à grimacer. À la tête des sections de cordes (violon menés par un Konzertmeister énergique, Benjamin Marquise Gilmore), le chef donnait l’impulsion de la légèreté, de la danse de salon presque ; à la tête des sections de cuivres particulièrement éclatantes et des vents en général (basson inquiétant, clarinette intranquille), il savait représenter une sorte de grincement subconscient qui devait prendre une place croissante. Les Moderato et Largo (respectivement deuxième et quatrième mouvements) accueillaient ces étirements mélodiques et harmoniques si caractéristiques de l’écriture symphonique du compositeur.
Chostakovitch en diable, encore dans cette scansion rythmique saccadée innervant le Presto (troisième mouvement) et l’Allegretto final, où l’inspiration des musiques populaires est présent, mais irrigue surtout ce style inimitable et si personnel d’une marche inexorable, parfois folle, vers on ne sait quel objectif.
Cette interprétation de la Symphonie n° 9, parmi les meilleures, rend justice à une vision singulière, éprise de liberté et de distance par rapport à l’événement historique. Au lendemain des tourments de la guerre, Chostakovitch, lassé d’être utilisé par le régime comme support officiel de la propagande soviétique mais ne pouvant complètement s’en affranchir, devait proposer là, une des ses œuvres les plus volontairement « décalées », en porte-à-faux avec l’air du temps. C’était réaffirmer, en un contexte si contraint, sa liberté viscérale de créateur. Une liberté par laquelle résonne une intériorisation très personnelle de l’histoire, et de son positionnement d’artiste par rapport au cours du monde. L’ironie grinçante qui occupe de part en part cette symphonie, dit l’amertume des temps de destruction, et le prix absurde de la victoire, au prix de la mort. Le positionnement de Chostakovitch dans la modernité (cette si épineuse question), doit être vu aussi à l’aune de la singularité de cette symphonie, et je distingue une grande paresse de cette prise en compte, dans beaucoup de présentations de l’œuvre, qui demeurent à la surface et de son « décalage », justement, sans en questionner la portée et les procédés. Alors même que nous avons là, devant nous, l’une des illustrations des immenses ressources déployées par le compositeur face aux défis des temps troublés de l’histoire : ni esthétique pompeuse, ni style se perdant dans le mutisme, le compositeur semble détourner les impasses de la modernité, pour un temps en tout cas. Et si cette lecture peut sembler trop avancée au regard du maelström musical, la clarté de son exposé, comme dans les meilleures versions des symphonies de Chostakovitch, apparaissait avec une certaine limpidité à la faveur de cette exécution magistrale du LSO sous la direction d’Antonio Pappano. L’orchestre et le chef servaient là une vision profonde de musicien et d’acteur de l’histoire, faite d’esprit et d’ironie et surtout d’une haute conscience de la substance de l’art face au monde.
Janine Jansen et les ombres de Britten
Janine Jansen me semble appartenir à cette catégorie tout à fait particulière de violonistes aptes à restituer une œuvre si spécifique comme le Concerto pour violon de Britten. Œuvre âpre et ingrate, à laquelle il faut ce levier sinon de mystère, en tout cas de complexité dans le jeu, par lequel lentement se lève le sens intime de cette musique du conflit intérieur. Autre manière justement, de restituer les temps de guerre – où l’on voyait que les lendemains prétendument chantants étaient rendus tout en détour par Chostakovitch – ou plus exactement, d’immédiate proximité du début du désastre, qu’est le contexte de composition de l’œuvre (1938-1939). Tout au long de cette partition, du premier mouvement Moderato con moto au troisième mouvement Passacaglia (Andante lento) en passant par le Vivace central, un cheminement se manifeste, de l’informe vers la recherche d’une mélodie. Une étouffante sensation d’enfermement en ressort, qui retient l’attention par un évitement acharné de l’atonalité, et l’exploration de voies harmoniques erratiques – et ce n’est que dans l’andante final que viendra en somme la sortie du processus. Ce concerto tient donc par la signature, en pleine modernité, d’une œuvre (inspirée par le concerto « À la mémoire d’un ange » d’Alban Berg) où les voies de la déstructuration atonale sont détournées, quitte à arpenter les dissonances. On ne parlera pas de beauté, ce serait mentir, mais d’une sorte de manifeste ou illustration des soubassements de la problématique de la tonalité en des temps d’angoisse en plein XXe siècle. Janine Jansen donne à cette page une intensité tout en quête, à la faveur d’une recherche intense qui transparaît dans son jeu tout en relief et en déchaînement – avec Bach en bis : un public devant l’amplitude du talent de cette violoniste d’exception, aujourd’hui dans le haut de cette suprême solitude des meilleures solistes (aujourd’hui en majorité violonistes femmes, moment inédit de l’histoire de l’instrument, si l’on excepte à ce niveau l’excellence du jeune Lozakovich).
La Cinquième, ex abrupto et en éclat
Dans un monde idéal, on pourrait s’entendre sur un axiome imparable : parmi tous les critères envisageables, on peut reconnaître la qualité d’un chef à sa capacité de mobiliser un orchestre avec une suffisante ferveur, autour d’une page universellement célèbre au point qu’elle incarne à elle seule une part de l’histoire de la musique mais aussi, invariablement, une imagerie conventionnelle qui souvent entrave une transmission authentique. C’est faire reposer sur le chef certainement une mission de transmission justement, selon des schèmes résolument renouvelés et une méthode qui cherche vers les fondements de l’œuvre une vérité à même de déjouer tous les paravents, à commencer par l’usure, l’habitude. Pour un chef d’orchestre, se confronter à la Cinquième Symphonie de Beethoven, c’est assurément affronter une page de cet ordre, où tout un monde de représentation externe, et en somme une deuxième peau de l’œuvre qui provient de sa célébrité et de la symbolique culturelle qui s’y adjoint, sont à même de grever l’accès direct à une substance musicale. Face à un tel défi, quelles sont les ressources réelles don dispose l’interprète, maillon essentiel de cette chaîne de la transmission ? Il ne doit surtout pas chercher à subvertir je ne sais quoi, sa mission n’étant pas égotique, mais à servir l’œuvre au plus près et de manière suffisamment efficace, afin de faire ressortir cette substance reconquise sur le fatras de la légende secondaire. C’est ce faisant que se lève alors la quintessence de l’œuvre, dégagée des scories de son externalité. Si l’enregistrement a dans cette opération, le privilège d’une réalisation déjà établie et par définition disponible à l’écoute, le concert demeure le lieu où cette sorte de nouvelle création d’une œuvre que sa légende précède, acquiert le relief humain et artistique le plus manifeste. Et c’est justement ce prodige qu’a réussi Antonio Pappano dans cette « symphonie du destin » comme il est convenu de la nommer depuis plus de deux siècles après sa création en 1808. L’intention de restitution de cette substance, de cette matière authentique fut manifeste, et transparaissait d’emblée, dans cette volonté du chef au retour de l’entracte et une fois parvenu à son pupitre et surprenant le public en abolissant la moindre attente, de débuter ex abrupto le fameux motif sol-sol-sol-mi / fa-fa-fa-ré, comme si l’effet de surprise devait à nouveau être total, quitte à recourir à ce moyen théâtral d’une entrée in medias res.
Le résultat de la traversée recommencée de cette page hantée par l’esprit d’un compositeur à la fois visionnaire de la musique et de l’être, fut à la hauteur de ce vœu de redécouverte. Battue ample et énergique, souffle savamment distribué entre cordes et vents, temporalités narratives et philosophiques du périple, de l’ombre à la lumière : Antonio Pappano ne ménage pas le LSO, qui est au diapason. Ce ne sont pas quelques attaques des cordes moins nettes que l’ensemble qui viendront gâcher cette épopée, l’un des grands sommets de la période dite héroïque de la création beethovénienne. De l’intense dialectique de l’Allegro initial aux accents triomphants et presque martiaux du finale en passant par la méditation de l’Andante, les étapes de la fresque de la condition humaine furent livrées avec ce luxe d’attention au détail des enchaînements, cette nervosité des articulations entre sections, ce tranchant des nuances, cette péroraison des cuivres, ce déferlement d’une conclusion non conclusive en son acharnement, bref, tout ce qu’on souhaite revivre en pareille confrontation, le tourment et la fièvre, le retrait et le flux, la cellule primaire et l’acmé. Le bis (la Valse triste de Sibelius) ne pouvait amoindrir la pure déflagration, que le public parisien plébiscitait longuement, dans la ferveur des grandes soirées musicales denses et variées.
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