Vivaldi, entre oubli et résurrection : genèse de la « Vivaldimania » contemporaine
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Défini par Heinrich Wölfflin puis théorisé par Eugenio d’Ors, le baroque musical s’étend de la fin du XVIe siècle jusqu’à la mort de Jean-Sébastien Bach en 1750. Il se caractérise par un foisonnement formel et expressif : la musique y devient un véritable « discours », selon l’expression de Gilles Cantagrel, apte à traduire les passions humaines et à représenter symboliquement l’ordre du monde à travers la symétrie, la circularité et les procédés de la rhétorique musicale. L’adoption généralisée de la basse continue, l’essor des formes instrumentales et le développement du théâtre lyrique témoignent d’une volonté constante d’organiser le langage musical selon des principes de cohérence structurelle, tout en intégrant la virtuosité et la théâtralité dramatique. À l’apogée de la période baroque, Antonio Vivaldi (1678-1741) apparaît comme un pilier du développement du genre. Il se nourrit des apports de Monteverdi, Corelli et Albinoni, et codifie le modèle tripartite du concerto (vite-lent-vite). Si la France privilégie la majesté et la mesure, et l’Allemagne la densité contrapuntique, l’Italie vivaldienne fait éclore la couleur, le rythme et l’expressivité instrumentale. Le Baroque tardif voit également la consolidation des formes et genres : fugue, sonate, concerto grosso ou de soliste, cantate sacrée et profane, opera seria et opera buffa. Vivaldi excelle dans l’exploitation de ces structures, plaçant l’ornementation, le geste et l’élan mélodique au service d’une rhétorique musicale. Sa musique vocale, longtemps négligée, met en avant l’ivresse des sons, caractéristique du style vénitien, la virtuosité, la couleur et l’expression des affects s’inscrivant dans un dialogue dramatique avec l’orchestre. Le contexte matériel et technique contribue, en outre, à sa singularité. En effet, la lutherie italienne, avec Stradivari, Guarneri et Matteo Goffriller, confère aux instruments une palette sonore inédite jusque-là ; l’essor du clavecin et la généralisation de l’orgue permettent de soutenir la polyphonie et l’harmonie dans des espaces toujours plus vastes. La maîtrise du tempérament, que Bach portera à son apogée dans Le Clavier bien tempéré, est déjà perceptible chez Vivaldi, chaque tonalité suggérant un affect spécifique et participe à l’élaboration d’un théâtre musical des passions. L’effacement de Vivladi au XIXe siècle, face à l’hégémonie bachienne et au style galant, puis sa redécouverte au XXe siècle, médiée par la musicologie et la phonographie, prouvent que la valeur musicale ne saurait se mesurer uniquement à la qualité intrinsèque des œuvres, mais dans la réception et l’appréciation qu’en font les générations successives.

La modernité instrumentale baroque
Formé au violon dans le milieu prestigieux de San Marco, Vivaldi reçoit dès son enfance une double éducation musicale et liturgique. Ordonné prêtre en 1703, il devient, la même année, maître de violon à l’Ospedale della Pietà, institution vénitienne pour jeunes orphelines, reconnue pour l’excellence de ses orchestres féminins, qui attiraient un public international. Dans ce cadre pédagogique et performatif, il compose la majorité de ses concertos instrumentaux, souvent destinés à l’enseignement tout en répondant aux exigences d’une exécution publique de haut niveau. Le catalogue vivaldien, consigné dans le Ryom-Verzeichnis (RV), recense plus de cinq cents concertos, une quarantaine d’œuvres sacrées (dont le Nisi Dominus, le Stabat Mater et le Gloria en ré majeur RV 589), près de cinquante opéras et une centaine de cantates. Si la postérité a retenu surtout les Quattro stagioni (op. 8, 1725), emblèmes du programme descriptif, l’opéra constitue un pan central de son œuvre, comme le montrent les récentes revivals de La verità in cimento (2003) et Orlando furioso (2004) par Jean-Christophe Spinosi, soulignant la richesse dramatique et orchestrale de Vivaldi au-delà du concerto. Par ailleurs, l’innovation majeure du prete rosso, réside dans la fixation du modèle tripartite du concerto, qui supplante progressivement le concerto grosso de Corelli. Le dialogue entre les ritornelli orchestraux et les épisodes solistes instaure une dialectique dramatique entre tutti et soli, donnant au soliste un rôle central et expressif, comme le note Manfred Bukofzer. Cette codification est un pivot pour l’évolution du langage instrumental européen : Mozart, Haydn et Beethoven s’inscriront dans cette lignée, reprenant et révolutionnant l’équilibre entre la virtuosité soliste et l’architecture orchestrale. La comparaison avec Bach révèle des logiques de composition distinctes mais complémentaires. Vivaldi privilégie l’économie formelle, l’énergie rythmique et la dramaturgie instantanée du soliste face à l’orchestre, tandis que Bach enrichit l’harmonie et révolutionne le contrepoint, inscrivant chaque motif dans une continuité plus étendue.
Diffusion européenne et réception immédiate
À partir de 1705, les éditions d’Estienne Roger à Amsterdam jouent un rôle déterminant dans la diffusion de l’œuvre de Vivaldi. En s’appuyant sur des réseaux bien implantés, elles offrent au compositeur vénitien une visibilité à l’échelle européenne et contribuent à faire entendre sa musique auprès d’un large public continental. Ces éditions imprimées (soigneusement gravées et ornées) participent à la construction d’une image de la musique italienne comme modèle de virtuosité et d’expressivité. À cet égard, Gilles Cantagrel note : « Les concertos italiens envahirent l’Europe entière et inspirèrent Haendel et Bach ». Lors de son séjour à Weimar, le Cantor de Leipzig découvre les concertos de Vivaldi par l’intermédiaire de son cousin Johann Gottfried Walther. Les transcriptions pour clavecin et orgue (BWV 972-987) qu’il en tire révèlent une profonde appropriation du style italien : le schéma ritornellique y est intégré à une pensée contrapuntique monumentale, caractéristique de l’écriture allemande. Ce travail marque une étape clé dans l’évolution de l’esthétique concertante bachienne, Vivaldi jouant un rôle central dans la reconfiguration du rôle du soliste et dans la conception du dialogue orchestral, sous l’influence de la rhétorique dramatique italienne. En Angleterre, Haendel puise dans ses modèles pour développer ses propres concerti grossi et introduire une virtuosité expressive dans les mouvements lents et rapides. Le style ritornellique vivaldien, caractérisé par la répétition organisée et la dynamique contrastée, devient alors un langage reconnu, capable de dialoguer avec l’architecture dramatique de l’opéra et du concerto européen.

Mutation du goût
Mort à Vienne en 1741 dans un relatif anonymat, Vivaldi tombe rapidement dans l’oubli, une éclipse qui met en lumière la dimension profondément contingente de la réception musicale, soumise aux fluctuations des cadres esthétiques et historiographiques. La transition vers le style galant et le classicisme contribue à marginaliser sa musique. L’accent nouveau porté sur la symétrie formelle et la simplicité mélodique rend les excès baroques (figures rythmiques virtuoses, ornements abondants et contrastes dynamiques) moins attrayants pour les publics et critiques du XIXe siècle. Par ailleurs, la disparition progressive des ospedali, ces institutions vénitiennes qui avaient soutenu la production et la diffusion de ses œuvres, prive la musique vivaldienne de ses lieux d’exécution privilégiés et de ses vecteurs de circulation. Le désintérêt romantique pour une musique perçue comme formellement répétitive ou esthétiquement légère contribue à l’effacement progressif de Vivaldi au XIXe siècle. À l’inverse, Bach, déjà considéré de son vivant comme l’un des plus grands musiciens d’Europe – notamment par des figures comme le Padre Martini à Bologne – voit son œuvre pleinement réinvestie par la pensée romantique. Son écriture contrapuntique et la dimension spirituelle de ses compositions s’accordent avec les valeurs esthétiques du siècle, ce qui renforce sa place sur la scène musicale, bien avant même l’impact symbolique du concert donné par Mendelssohn en 1829.
La remise en lumière de Vivaldi repose sur deux vecteurs principaux : la recherche musicologique et la diffusion phonographique. La découverte en 1926 du fonds Foà-Giordano à Turin, avec près de 300 manuscrits autographes, fournit la matière première pour une étude dite « scientifique » sérieuse. Alberto Gentili et Marc Pincherle établissent alors les fondements de la biographie et de la catalogisation de l’œuvre, Pincherle publiant en 1948 Antonio Vivaldi et la musique instrumentale, encore référence aujourd’hui. L’essor du disque microsillon après la Seconde Guerre mondiale modifie durablement les conditions d’accès au répertoire baroque. Comme le souligne Gilles Cantagrel, « le microsillon a ouvert le champ à des œuvres beaucoup plus longues et beaucoup plus nombreuses et a permis de raviver la flamme de l’âge d’or baroque ». Cette avancée technologique rend possible l’enregistrement intégral des concertos, sans suppression de mouvements, et favorise la redécouverte de pans entiers de la production vivaldienne, notamment ses opéras, longtemps négligés. Des interprètes majeurs contribuent à ce renouveau discographique : Nikolaus Harnoncourt, dès les années 1970, avec ses enregistrements des concertos pour violon ; Trevor Pinnock, avec l’opus 8 ; ou encore Jean-Christophe Spinosi, dont l’interprétation de La verità in cimento en 2003 marque une étape importante dans la réintégration de Vivaldi au sein du canon baroque international.
Apparu dans les années 1960-1970, le terme Vivaldimania désigne l’enthousiasme croissant du public pour le compositeur italien, mais aussi la multiplication des publications, concerts et enregistrements qui ont contribué à sa redécouverte. Ce phénomène, loin de relever du seul engouement commercial, reflète une transformation profonde de la réception musicale, où le baroque – autrefois perçu comme rigide ou ornemental – redevient un répertoire vivant, familier et valorisé. La discographie joue ici un rôle central. Les enregistrements pionniers de Nikolaus Harnoncourt (notamment les Concertos pour violon avec le Concentus Musicus Wien dans les années 1970), l’intégrale des Concertos pour flûte dirigée par Jean-Pierre Rampal, ou encore l’opus 8 (Il Cimento dell’Armonia e dell’Invenzione) enregistré par Trevor Pinnock avec The English Concert, ont marqué un tournant critique, soulignant la richesse de l’écriture vivaldienne. Plus récemment, des interprétations de Rachel Podger avec Brecon Baroque, ou de Giuliano Carmignola avec Venice Baroque Orchestra, ont également marqué la discographie vivaldienne par leur précision articulatoire, leur élégance sobre et leur attention à la rhétorique baroque. À côté d’approches plus théâtrales comme celle de Rinaldo Alessandrini, ces lectures soulignent la diversité des orientations esthétiques dans l’interprétation vivaldienne contemporaine.

Vivaldi demeure aujourd’hui une figure centrale du panthéon baroque, aux côtés de Bach et Haendel. Sa spécificité réside dans la virtuosité instrumentale qui devient vecteur de théâtralité et d’expression dramatique. Cantagrel conclut dans ses correspondances avec l’auteur de ces lignes : « Bach est un génie absolu dans la profondeur de sa pensée, mais on fréquente aujourd’hui de nombreuses œuvres de Vivaldi, et l’on découvre ses opéras. Tant mieux ! » La trajectoire posthume de Vivaldi illustre pleineemnt les logiques historiographiques de la musique d’art occidentale et l’impact des dispositifs matériels (édition et phonographie) sur la constitution du canon. La « Vivaldimania » est ainsi le révélateur d’une transformation du goût musical, qui réintègre le baroque italien dans le répertoire contemporain, confirmant Vivaldi comme un maillon essentiel entre le baroque, le classicisme et la modernité musicale.
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