Evgeny Kissin, Joshua Bell, Steven Isserlis
Les trios légendaires de l’histoire du genre dans le monde des interprètes, et dans l’histoire du disque par conséquent – de haut en bas et de gauche à droite : Jasha Heifetz-Arthur Rubinstein-Gregor Piatigorsky ; Isaac Stern-Leonard Rose-Eugene Istomin ; Itzhak Perlman-Vladimir Ashkenazy-Lynn Harrell ; Pinchas Zukerman- Daniel Barenboïm-Jacqueline Du Pré

Au cours de la saison dernière, on avait assisté – déjà au Théâtre des Champs-Élysées – lors d’un concert chroniqué ici même, à deux combinaisons de duos en musique de chambre auxquels participait également Evgeny Kissin, dans le cadre d’un programme entièrement Chostakovitch mais qui, du fait de la défaillance de Gidon Kremer, laisse le souvenir d’un résultat mitigé (en dépit d’une merveilleuse Sonate pour violoncelle et piano op. 40 avec Gautier Capuçon). En revanche, lundi 6 octobre, c’est le pur ravissement d’un attelage parfaitement réussi et dosé qui attendait le public parisien, lors du concert de Evgeny Kissin, Joshua Bell et Steven Isserlis autour d’un programme richement pensé, des scansions haletantes de la Danse fantastique de Rosowsky au romantisme généreux du Trio « À la mémoire d’un grand artiste » de Tchaïkovsky en passant par les accents inquiétants du Trio n° 2 de Chostakovitch.

Solomon Rosowsky, Fantastic Dance, Op. 6,
Musiciens du Festival de musique juive de Pittsburgh.

La Danse fantastique op. 6 demeure l’œuvre de musique de chambre la plus connue du compositeur letton Solomon Rosowsky, dont l’inspiration est très fortement liée au corpus de musique yiddish d’Europe centrale. Il faut dire que cette pièce concentre à elle seule l’objet de cette inspiration syncrétique de musique écrite et de tradition populaire dans laquelle s’illustrera à la même période un Béla Bartók et qui ici emprunte au folklore juif des rythmes de danse, de la part d’un compositeur qui fonde en 1908 la Société de musique folklorique juive et le Conservatoire juif à Riga en 1920. Cette imprégnation, qui tient à la démarche anthropologique et ethnomusicologique, loin d’un simple programme de conservation, est au sens fort du terme de l’ordre de la composition la plus subtile. Les données populaires se retrouvent serties dans une musique qui tire partie de son soubassement sans s’y restreindre, et qui en l’espèce, expose une richesse rythmique qui enrichit le genre du trio.

Il faut voir et entendre l’élan de ces trois musiciens dans cette pièce pour illustrer si besoin était, l’inspiration qu’il faut pour conférer vie et densité à cette musique dans laquelle tout est imprégnation. Il faut le dire, dans ce cas les trois ont brillé, et à entendre l’élévation de l’introduction livrée alternativement au violoncelle et au violon, on pénétrait corps et âme dans la substance de cette corporéité, relevant d’un bruissement puis d’un embrasement de la matière rythmique. Et pourquoi ne pas le reconnaître : dans cet ensemble, dans cette congruence des trois musiciens, Joshua Bell, par son panache proverbial, par son énergie caractéristique, devenait presque recteur de ce feu de la danse dont les braises parcouraient les lignes changeantes d’un thème entraînant s’il en est. Kissin scandait, Isserlis ponctuait et Bell chantait à péroraison, entraînant le piano et le violoncelle dans cette primauté du violon presque définitoire dans la musique yiddish. C’est pourtant une réelle pièce de trio qui ressortait de cet ensemble intelligent et tout à fait irrésistible – avec sa conclusion lointaine et diaphane.

Pour succéder à cette rutilance habitée, et pour changer radicalement d’ambiance, il ne fallait pas moins que le Trio n° 2 de Chostakovitch, soit dit en passant l’une des pièces de musique de chambre les plus réputées du compositeur, et l’une des plus symboliques de la puissance expressive de son style (si tant est qu’on puisse parler d’un seul style chez Chostakovitch, dont l’œuvre est si diversifiée, voire si inégale). On a coutume et raison d’y distinguer une concentration particulière de cette œuvre de 1944, une densité émotionnelle où le tragique est exprimé avec une intensité singulière et même une certaine violence – sans doute celle de la guerre autant que celle de la mort de son ami Ivan Sollertinsky, dédicataire de cet hommage.

Chostakovitch, Trio n° 2 par Martha Argerich, Renaud Capuçon et Edgar Moreau, Philharmonie de Paris, octobre 2016.

L’atmosphère lugubre de l’Andante initial, où une forme musicale angoissée et dissonante semble émerger des brumes, connaissait avec le trio de ce soir-là, une élévation ou en tout cas une approche presque spiritualiste (tout ce lointain du violoncelle, ces embardées du violon et cette régularité elle-même inquiétante du piano). Quand on cédait la place à un Allegro tout en emportement rythmique enjoué sinon grimaçant, l’élan devenait échevelé avec ces trois musiciens inspirés, et d’une énergie aussi considérable que distribuée avec discipline. Alors Kissin n’avait pas son pareil pour scander dans le Largo (assez célèbre finalement) ses inquiétants accords, faisant place aux accents déchirants d’une élégie inconsolable – on pouvait encore y déceler la profondeur d’une expressivité caractéristique de Joshua Bell : en ces moments, le talent du violoniste « romantique » était mis au service de cette haute page de la musique de chambre de Chostakovitch. Une expression presque lyrique s’y relayait par paliers successifs entre Steven Isserlis et Joshua Bell, avant l’éclosion tout en pizzicati de l’Allegretto, reprenant un thème traditionnel juif, contre toutes les oukases staliniennes officielles. La danse, encore, de ce thème yiddish, est un ancrage populaire de l’intranquillité, c’est en tout cas la touche palpable que l’on pouvait ressentir dans l’intensité de la mélodie donnée au piano par Kissin et de sa scansion aux cordes, qui en offraient des variations quant à elles, réellement disloquées comme il se doit en ce trio des menaces. Les trois musiciens incarnaient alors ce dépassement de l’ironie, en cette répartition mélodie au piano / scansions rythmiques au violon et au violoncelle, selon une structure qui apparaissait dans son intelligence d’écriture par ce jeu d’une force et d’une limpidité exemplaires. Plus que jamais, on comprenait la source des dislocations harmoniques propres à Chostakovitch, d’essence proprement expressive. Aux moment forts et outrés de cette danse – quasiment de mort – qui se joue en ce final, ces trois musiciens incarnaient comme dans les meilleures versions de ce trio, la mise au service d’un extrême de l’expression, au regard d’un cri propre au tragique, à la révolte, à l’envahissement d’une inquiétude généralisée. Le concert alors, prenait par son programme d’autant plus de sens qu’on venait d’entendre les potentialités d’un usage rythmique du folklore yiddish avec Rosowsky : ici omniprésente, la mélodie juive sert la structure de cette longue marche amère – tant de choses que des musiciens éloquents vous donnent à comprendre dans une œuvre aussi puissante. Quand venait alors cette disparition finale, cette dilution conclusive du souffle, encadrée par le piano et les essoufflements du violon et du piano, on achevait en soi un haut moment d’émotion et une leçon de musique.

Émotions pures de Tchaïkovsky : le feu du lyrisme

L’unique trio pour piano et cordes de Tchaïkovsky est ce qu’on doit appeler un « tombeau », œuvre entièrement motivée par sa dédicace posthume et en l’occurrence, hommage vibrant et tout en émotions à la mémoire de Nikolaï Rubinstein, le compositeur houleux dédicataire de son concerto pour piano n° 1, et frère d’Anton Rubinstein dont Tchaïkovsky fut l’élève apparemment. Si le trio de Chostakovitch peut lui aussi être considéré dans cette catégorie, celui de Tchaïkovsky est quant à lui plus évocateur du souvenir de l’ami disparu, sous l’aspect élégiaque de l’évocation, qui induit son lyrisme avoué et généreux (quelque trois quart d’heure de musique, dimensions plus que hors-norme pour le genre). Un trio absolument superbe et toujours plébiscité par les publics, en concert ou au disque. Qui dit lyrisme de l’expression dit nécessairement « souffle » adéquat dans l’équilibre d’un trio, et sa capacité de projection sonore aux moments opportuns.

Au cours de ces dernières années, l’une des plus mémorables interprétations du Trio op. 50 de Tchaïkovsky : l’enregistrement live (édité chez Orchid Classics) par le Trio Brodsky (Kirill Troussov, Alexandra Troussova, Benedict Kloeckner) en 2020 au Festival international de Koblenz. Une merveille d’intensité, dans la même inspiration et le même souffle qui animaient Evgeny Kissin, Josha Bell et Steven Isserlis le 6 octobre dernier.

La version Evgeny Kissin – Joshua Bell – Misha Maisky (Festival de Verbier, 2009) est disponible sur YouTube dans une mauvaise qualité d’image ou en vidéo avec partition.

Le superbe premier mouvement Pezzo elegiaco était servi par cette intensité émotionnelle poignante que l’on sait, mais que l’on doit entendre dans cette œuvre, à l’acmé du recueillement et du chagrin lyrique, servi par des musiciens à la hauteur de ce que j’appellerais l’ambitus lyrique. Et ce fut amplement le cas lors de ce concert, avec encore une fois, je le redis, une sorte de leader incontestable de Joshua Bell qui fut dans ce trio comme dans les deux autres, guide en intensité. Et s’il fallait un guide de régularité aux douze variations menant elles-mêmes un développement du thème initial de l’Andante con moto, on pourrait aisément en décerner le titre à Evgeny Kissin. Steven Isserlis au timbre profond se mettait à l’unisson de ces douze moments qui ont presque valeur de portrait diffracté de l’ami disparu, et en élévation, des temporalités de la vie elle-même. C’est dire que derrière le lyrisme échevelé et la beauté intense, ce trio ceint une densité méditative considérable et si parfois des accents proches de Chopin parsèment ces variations souvent déchirantes (Kissin en était le garant), les trois musiciens nous en faisaient ressentir aussi bien la joie que la mélancolie, non pas comme des états d’âme, mais des modalités d’un langage de la vie elle-même, de son drame intime. Terminant par un retour à l’Andante con moto en un sommet expressif presque opératique, le trio nous confrontait à une exacerbation recueillie : par ce phrasé noté « Lugubre », il s’agissait bien d’un refuge ultime.

Certains concerts, comme celui-là, sont habités par une cohérence qui traverse la diversité des œuvres interprétées. Le trio Evgeny Kissin – Joshua Bell – Steven Isserlis (venant comme violoncelliste, prendre la place occupée naguère par Misha Maisky auprès du pianiste et du violoniste) a su caractériser, con fuoco, les facettes changeantes d’un feu constant qui, de la danse, de l’intranquillité ou du lyrisme, aura brûlé dans l’âtre des émotions chambristes les plus hautes et les plus irrésistibles.