Matthias Goerne et Daniil Trifonov © Sostenuto

Visage humain d’un système déshumanisé

Avant d’en venir au concert du 13 octobre, il importe, par probité intellectuelle autant que par nécessité morale, de revenir sur celui du 28 mai à la Philharmonie de Paris. Il ne s’agit pas, bien sûr, de s’y attarder par goût du pathétique, mais parce que cet instant constitue un véritable point d’inflexion ˗ peut-être même une faille anthropologique ˗ dans la perception que nous entretenons de l’artiste contemporain. Et cela, à un moment critique de l’histoire, celui d’une perte généralisée des repères, où la fissure s’est ouverte au cœur même du sublime. Ce soir printanier, Daniil Trifonov, que l’on croyait indestructible dans son ascèse pianistique, avait laissé entrevoir, malgré lui, le visage humain d’un système déshumanisé. D’emblée, quelque chose sonnait faux : le regard était absent, les gestes hésitants et les tempi flottants. On sentait un homme désorienté, comme étranger à son propre art, jouant par réflexe plus que par intention. Son attitude même laissait transparaître une perte de contrôle inhabituelle : le corps secoué de tics nerveux, les mouvements brusques et le souffle audible jusque dans les silences. Rien de la concentration mystique qu’on lui connaît d’ordinaire. On ne savait plus s’il jouait la musique ou si la musique se jouait de lui. La crispation du visage, le regard fixe et les saluts mécaniques adressés à des directions incohérentes accentuaient ce sentiment de dérèglement profond. Tout indiquait une désorientation totale, un trouble perceptible jusque dans la sonorité même du piano, tantôt martelée, tantôt effacée. Bref, un homme à bout, ne tenant plus que par la douleur, jouant pour retarder sa chute.

Chopin — Valse en ré bémol majeur, op. 64 no 1, interprétée par Daniil Trifonov (2024)

Trifonov donnait ainsi corps à ce que Theodor W. Adorno voyait comme la réification du sujet, une « extension sauvage du social sous le masque de la nature universelle, la collectivité devenue déchaînement aveugle de l’activité » (Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, 1951). Sauvage, donc, jusque dans la réduction de l’esprit à sa fonction productive. Le fils de Nijni Novgorod donnait à voir la décomposition d’un artiste épuisé par le système qui l’exhibe, défigurant au passage Chopin sous le poids d’une aliénation devenue spectacle. En se débattant dans ses propres silences ˗ sinon contre ces démons intérieurs qui le consumaient ˗, Trifonov semblait jouer pour survivre à la musique elle-même, à cette force qui, en lui, créait autant qu’elle anéantissait. Que l’on puisse y deviner un usage médicamenteux ou autre, cela reste une hypothèse, mais le malaise était tangible. Le 28 mai, la musique n’était plus musique ; elle s’était retournée contre sa propre promesse. Ce que nous entendions, c’était l’agonie d’une scène qui, sous couvert de progrès, corrompt l’art en calcul, et dissout, voire engloutit l’artiste dans le système. « Si l’on veut des esclaves, on est fou de leur accorder ce qui en fait des maîtres », écrivait Nietzsche dans Crépuscule des idoles ou comment on philosophe avec un marteau (1888). Peut-être n’y a-t-il pas de phrase plus exacte pour décrire ce qui se joue désormais sur les grandes scènes. Et le public, pour qui tout se vaut désormais ˗ fût-ce le désastre ˗ applaudissait l’impossible, complice malgré lui d’un naufrage.  De ce concert-là, il ne reste pas un souvenir musical, mais une leçon sociologique : l’artiste contemporain est l’ouvrier le plus démuni d’un capitalisme de la sensibilité. Sa souffrance est publique, son effondrement applaudi et son silence marchandisé.

Réconciliation entre l’homme et l’instrument

Pourtant, tout naufrage porte en lui la promesse d’un retour. Après Paris et cette soirée où la musique s’était consumée dans sa propre flamme, il fallait bien qu’un souffle se relève. Tel l’enfant prodigue revenu des confins de sa propre errance, Trifonov aurait traversé la nuit de son art pour atteindre à nouveau le seuil du chant. Ce retour tenait surtout d’une réconciliation intime entre l’homme et l’instrument. À Québec, le 13 octobre, il retrouvait toute sa présence et peut-être cette part de lui-même que l’« extension sauvage du social » avait engloutie dans sa frénésie. Sous cette lumière réconciliée, il abordait la Sonate pour piano en sol majeur, D. 894, composée en 1826, près d’un an avant la mort de Schubert. Œuvre d’équilibre et de dépouillement, elle réconcilie la lucidité de celui qui sait avec l’innocence de celui qui recommence. À peine les premières notes du Molto moderato e cantabile résonnaient-elles que l’on sentait déjà le pianiste russe s’éloigner de la tradition contemplative inaugurée par Wilhelm Kempff et prolongée par Alfred Brendel. Car si le virtuose allemand faisait couler un chant pastoral, clair comme une source, Trifonov installait d’emblée une tension. Penché légèrement sur le clavier, il laissait le thème affleurer comme une réminiscence ˗ un souvenir qui se cherche en se formulant. Le tempo, volontairement retenu, conférait à la phrase initiale un halo de gravité métaphysique. Dans la clarté légèrement voilée de son toucher, on retrouvait un Schubert qui ne regarde désormais plus la lumière, mais son ombre. Et pourtant, sous cette immobilité apparente, la matière s’anime. Le second thème, plus enjoué, apporte un contrepoint de grâce fragile et dansant. Puis, dans le développement, l’orage se déchaîne, mais sous un voile : rien d’ouvertement dramatique, seulement cette houle intérieure où les doubles croches s’assombrissent et les modulations se crispent avec une tension beethovénienne, aussitôt refrénée par la pudeur schubertienne. On y perçoit l’épreuve du drame, une lutte entre la pensée et le vertige, qui rend d’autant plus bouleversant le retour du calme. Lorsque le thème reparaît, il ne retrouve plus son innocence première. La lumière tremble, contaminée par le souvenir du tumulte. Dans cette lecture, Trifonov ose la fragilité, le souffle interrompu et cette note qui tremble avant de se poser. À travers cette économie de moyens (attaques nettes, pédale sobre, harmonie hiérarchisée avec une précision chorale, dynamiques contenues jusqu’à la transparence) se dessinait un art du dépouillement qui rappelait, par instants, le dernier Richter.

Schubert — Sonate en sol majeur, D. 894 interprétée par Alfred Brendel

Poésie de l’adieu

Après l’entracte, la soirée prenait une tournure plus sombre avec Matthias Goerne rejoignant Trifonov pour le Schwanengesang, D. 957. La présence du baryton allemand, figure désormais familière du répertoire schubertien, instaurait d’emblée un autre climat : celui du verbe incarné. Le cycle, on le sait, est un assemblage posthume, mais il condense toute la dernière manière de Schubert, cette poésie de l’adieu dans laquelle le chant lutte contre sa propre extinction. Goerne y proposait une interprétation centrée sur la matière vocale plutôt que sur la transcendance du texte et de la musique. Une lecture plus charnelle que spirituelle, d’une intensité contenue par un timbre voilé (voire engorgé) dont l’opacité restreint la projection et alourdit la ligne là où le texte réclame la transparence du désespoir. Trifonov, de son côté, abordait le cycle avec une ferveur religieuse, concentrant toute son attention sur le discours pianistique. Dans ce souci d’affirmation, le piano prenait parfois le dessus sur la voix, au risque d’altérer ponctuellement la cohésion du duo. Dans Liebesbotschaft, le dialogue trouvait son équilibre naturel, porté par une écoute réciproque et une belle souplesse de respiration. Cette entente initiale, toutefois, se dissipa peu à peu au fil des lieder. Le piano, replié sur sa propre logique expressive, finit par alourdir le phrasé, chacun des interprètes semblant suivre son propre Schubert, dans une conception parallèle plutôt que véritablement partagée du cycle. On mesure alors, par contraste, ce que Dietrich Fischer-Dieskau a laissé d’inégalé dans ce répertoire : une intelligence du mot, une architecture de la phrase et une symbiose organique entre le texte et la musique que peu ont su retrouver depuis. Goerne en prolonge l’héritage dans une veine plus théâtrale mais moins vivante. Son Schubert respire encore, même si la flamme y brûle davantage qu’elle n’éclaire.

Schubert — Winterreise, D.911, interprété par Dietrich Fischer-Dieskau (baryton) et Gerald Moore (piano)

Dans Ständchen, Goerne aborde l’œuvre avec une certaine pudeur, au risque d’en aplanir le relief expressif. Son cantabile, irréprochable dans la forme, demeurait toutefois d’une grande réserve, privé de ce souffle intérieur qui transforme la justesse en émotion. Cette page, l’une des plus poignantes du recueil, laissa l’impression d’une beauté maîtrisée plutôt que de ce frisson intime qui en constitue d’ordinaire le centre vivant. Frühlingssehnsucht, par ailleurs, se voyait traversée d’une énergie schumannienne. Trifonov y exaltait la course harmonique avec un sens irrésistible du rebond – à la limite de l’excès. Mais dans ce flux torrentiel, quelque chose d’authentique subsistait : une ferveur ou un besoin d’élan vital qui rappelait que la dernière joie de Schubert n’est jamais exempte d’angoisse. Le sommet dramatique venait sans doute avec Der Atlas ; Goerne y fit éclater la matière sombre de sa voix. L’articulation, volontairement heurtée, traduisait la lutte du héros schubertien contre son propre destin. De son côté, le lauréat du Concours international Tchaïkovski imposait une lecture symphonique, faisant gronder tout l’orchestre contenu dans son clavier. Si la tension y frôlait la démesure, elle révélait aussi un pianiste habité, prêt à risquer la rupture pour faire entendre la désespérance nue du texte. Enfin, dans Die Taubenpost, le duo atteignit une humanité apaisée. Goerne allégeait la voix, presque parlée, retrouvant cette mélancolie souriante que Schubert dissimule derrière la simplicité du motif. Un adieu sans emphase, une manière de refermer le cycle dans la gratitude.