Philharmonie de Paris, 30 octobre 2025 | Randall Goosby, Orchestre national de France, dir. : Cristian Măcelaru
TCHAÏKOVSKY, Concerto pour violon en ré maj. op. 35 ; BARRAINE, Symph. n° 2 ; RAVEL, Daphnis et Chloé, suite n° 2

Au rendez-vous des attentes déçues face à un concert dont la perspective avait généré au moins une légitime curiosité, l’amère mais franche déception est parfois – hélas – la rançon de coupables illusions. La prestation du jeune violoniste star de Decca, l’américain Randall Goosby, jeudi 25 octobre à la Philharmonie de Paris, fut de ces concerts qu’on aimerait vite oublier, à l’exception d’une deuxième partie admirable sous la direction si inspirée de Cristian Măcelaru. Non que les premiers pas du musicien à l’enregistrement n’aient déjà alerté sur l’hypothèse d’une opération commerciale de la part de la major américaine (un album Roots certainement nécessaire mais souvent frustrant, et une interprétation atone du concerto de Bruch, avec le Philadelphia Orchestra sous la direction de Yannick Nézet-Séguin, fidèle à sa réputation de médiocrité). Mais on pouvait, je ne sais en vertu de quelle confiance dans la marge de progression d’un violoniste de 29 ans, nourrir en effet quelques attentes face à sa toute première performance française.
Las ! Illusions perdues, embarras, frustration : face à ce qui semble être une mauvaise farce, on est envahi d’une sourde colère devant ce que sont devenus une industrie du disque et des producteurs qui, par un cynisme complet, montent en épingle une réputation à la faveur d’une médiatisation artificielle. Colère devant un système dont ces jeunes musiciens sont les premières victimes – consentantes, certes, car accepter d’être propulsé sur les scènes internationales alors qu’on y est manifestement pas prêt et qu’on peut arborer tout au plus le niveau d’une fin d’études honorable, c’est préparer son propre naufrage en succombant aux sirènes mercantiles qui vous somment de précipiter le mouvement d’une carrière prématurée. Decca semble s’être spécialisé aujourd’hui dans cette surenchère, sans être les seuls dans ce mouvement mortifère où le jeunisme (et pas seulement lui) tient lieu plus que jamais, d’argument massue – et j’y reviendrai. Mais tout en faisant cet effort de lucidité sur un contexte manifestement cynique, jeudi soir à la Philharmonie, en dépit de l’enthousiasme vulgaire et bruyant des philistins applaudissant d’ailleurs à la suite du premier mouvement du concerto de Tchaïkovsky, dominait cette gêne envahissante, persistante et têtue devant une prestation qui n’était à la hauteur ni des attentes, ni même de la moindre prétention à aborder ce concerto, en dehors d’un cursus manifestement inachevé. Sombrer avant même d’avoir pris la mer, voici donc ce qui attend celui qui aura troqué sa lucidité pour des contrats signés pour de mauvaises raisons. Et qui aura succombé à une vogue elle-même douteuse. « Être dans le vent est une ambition de feuilles mortes » aurait dit Milan Kundera. Le jeune Goosby, talent mort-né et soliste usurpé, nous en donne une cruelle confirmation.

Hypertrophie du chant, anémie des accents, ennui continuel
Oui, on se sera ennuyé ferme, ce jeudi soir des premiers frimas automnaux. Un vent mauvais soufflait sur la petite colline pas si sacrée qui mène vers la « Grande Salle Pierre Boulez » quand vous y parvenez par l’accès sud-est. Pas mal de jeunes, sans doute eux-mêmes attirés par le jeune âge de l’impétrant (on a aujourd’hui les solidarités tribales qu’on peut, et l’identification générationnelle est parfois de celles-là). Et puis le public habituel, de la bonne bourgeoisie parisienne pour quelques heures déportée à la Villette. Quand le collier de perles côtoie le baggy, la soirée s’annonce bigarrée. Mais tout ce petit monde en eut pour son argent, si à la « grande musique » pouvait se joindre quelque désir d’assoupissement.
Entrant dans l’allegro avec ce quelque chose de morne qui devait tout dominer au cours de la soirée, le jeune soliste avait ce tremblement d’archet qui trahissait un trac manifeste. On le comprend au bout de quelques mesures : tout cela est propre, très propre, trop propre. Un examen de conservatoire tout au plus – d’où le statut d’impétrant. Une prudence calculée, aussi : en adoptant un tempo largement en-dessous de la norme, le violoniste ne prend pas le moindre risque de se tromper, et balise les remparts de sa propre incurie à entrer vraiment dans ce concerto définitoire de la virtuosité. Après avoir tremblé, il pose son archet avec l’assurance du bon élève qui a bien suivi les consignes, a coché toutes les cases, sauf celle d’une vraie interprétation du concerto de Tchaïkovsky, jadis composé pour un virtuose, Leopold Auer. Magnanime, volontairement et avec la meilleure volonté d’une authentique bienveillance – celle que j’ai pour tout jeune musicien, qui au moins a pour lui l’avenir des progressions potentielles –, je me mets à me dire que somme toute, Randall Goosby aura simplement emprunté la voie défendable mais ingrate du chant mis en avant, orienté par les lignes mélodiques comme on le sait souvent et généreusement lyriques de ce premier mouvement. Car en effet, il existe bien une approche de ce concerto, qui privilégie cette option interprétative au détriment de la brillance des traits. Mais non, c’est encore se donner des raisons, se raconter des sornettes pour sauver le soldat Goosby. Car ici, le chant est bien envahissant et unilatéral. C’est un chant hypertrophié et qui même dans l’hypertrophie, ne parvient pas à sa fin : on est constamment frustré de graves non achevés dans leur rondeur, d’aigus hésitants et timorés, là où il faudrait une ampleur sonore absolument nécessaire. Et quand on est soi-même violoniste, la frustration devient physique, et on a envie mille fois de s’emparer du Stradivarius (le mérite-t-il ?) pour faire ressortir la péroraison vraie de la mélodie, croisée avec les mille et un tours et détours d’accords clamés et qui doivent constituer l’ossature heurtée des lignes mélodiques généreuses. Il ne faut pas hésiter à être outré dès cet allegro, jusqu’aux rives sirupeuses que les fâcheux ont souvent dénoncé dans ce concerto : on est dans une écriture elle-même empreinte d’excès, il ne faut donc pas s’économiser, ce n’est vraiment pas le moment. Pourtant, Goosby reste constamment au bord d’un chemin décidément trop grand pour lui, ou trop risqué pour sa prudence d’élève raisonnable. Les accentuations deviennent elles-mêmes anémiées, pour ne pas dire diarrhéiques. Très vite, cette inadéquation entre une énergie nécessaire et un continuel sommeil devient insupportable. Au moment de la flambée lyrique bien connue de l’orchestre, dans cet air triomphant, le bon élève semble beaucoup apprécier l’orchestre justement. Et nous aussi, sauf qu’on aimerait aussi l’entendre, sous les minauderies de son jeu restreint, étroit, insignifiant. Parlons de l’orchestre, parlons-en sérieusement en dehors de l’engouement du spectateur Goosby. Car il n’est pas exempt de l’atonie ambiante. C’est là certainement une marque, et une limite, de Măcelaru : confronté à un soliste indigent, il semble emprunter et faire écho à cette indigence. Il ne le tire pas vers le haut, mais ne fait qu’épouser ses manquements. Les attaques de l’orchestre se font mornes, sans énergie elles aussi, éteintes – et souvent, les vents jouent trop fort, signe manifeste de répétitions insuffisantes pour un réglage adéquat. Măcelaru semble se restreindre à « sa » deuxième partie, Barraine et Ravel, et se borne à accompagner cette pénible épreuve d’une transformation de l’allegro du concerto en expérience soporifique. On attend que cela cesse.
Quand l’Andante en forme de « canzonetta » débute, on se dit qu’étant donné le tempo, Goosby se sentira chez lui – tout comme Clémenceau l’avait dit à la mort de l’un de ses adversaires : « En entrant dans le néant, il se sentira un peu comme chez lui. » Eh bien non, le pauvre Randall n’est décidément nulle part chez lui dans ce concerto, et la délicate cantilène lyrique se transforme ici en un laborieux pensum, et les nuances qu’il déploie néanmoins (car je le répète, l’élève est bon, il connaît les repères à respecter, il a en somme bien appris ses leçons) ne parviennent pas à ranimer cette simple lecture de la partition (parler d’une interprétation serait déjà déplacé), ni à l’extraire du coma dépassé qui est advenu depuis les premières notes de cette léthargie en sol mineur. On ne sait plus, de la douceur, de la rêverie ou de la parole intimiste, ce qui est le plus trahi dans cette absence totale d’engagement musical – ce qui aurait pu (et pourrait encore) affleurer ce jeune musicien si et seulement s’il avait fini son apprentissage. Quand on pense alors qu’il vient d’être admis dans le corps enseignant de la Juilliard School de New York, on ne comprend plus rien. Car il ne suffit pas de rappeler dans les programmes, que Randall Goosby a été en partie formé par Perlman, dans le cadre du Perlman Music Program. Que personne ne s’aperçoive qu’il lui manque encore quelque chose pour pouvoir prétendre à une carrière internationale, est grave et profondément fautif. Il s’agit à mes yeux d’une réelle culpabilité, par complaisance et complicité avec l’opération lancée par Decca. Naguère les jeunes interprètes avaient des agents et des conseils avisés, mais on imagine bien qu’aujourd’hui il s’agit d’émissaires de la major. Beau travail.
Il ne restait plus que le bon élève se mue en mime, et c’est justement ce à quoi on eut droit immanquablement dans le Finale, cet Allegro vivacissimo qui n’avait de vif que le nom. Là, l’un des tics potentiels bien connus des étudiants en musique s’exposait avec on ne peut plus de netteté. Car souvent, pour briller (et pas pour s’amuser, justement), l’étudiant docile joue à imiter les grands interprètes. De les avoir écouté attentivement, il se met à faire comme eux mais, n’ayant pas compris l’esprit même d’une liberté mesurée à l’aune de la tradition, ses imitations se restreignent à n’être que des imitations, dénuées d’inspiration. Cela s’appelle jouer à l’« écolier limousin », celui qui veut montrer qu’il connaît ses leçons sur le bout des doigts, et fait montre de sa science avec un zèle caractéristique et dérisoire. Çà et là, voilà comment on attaque une double corde, voilà comment on mime une accentuation qui hélas sonne faux, voilà comment on passe d’un accord à une mélodie, et tout à l’encan de ce festival de reproduction sans souffle de modèles inatteignables. Ce soir-là, le Finale du concerto de Tchaïkovsky avait des allures d’exercice débité en examen ou mieux, en concours.
Alors quand venait le moment longuement sollicité d’un bis (les philistins ont ces enthousiasmes puérils et tapageurs que rien ne saurait raisonner), l’impétrant saluait le public par un « Merci beaucoup » au charmant accent, s’empressant de préciser que dans ces circonstances, « Performing for the first time here in Paris », il désirait donner un extrait de musique américaine. Il choisissait alors une pièce de Coleridge-Taylor Perkinson – à ne pas confondre avec Samuel Coleridge-Taylor, compositeur noir britannique qui avait inspiré son prénom à Perkinson. Et même cette pièce, « Louisiana Blues Strut », interprétée par le jeune violoniste, était rigide, scolaire, sans inspiration, tout comme le Concerto de Tchaïkovsky. Là aussi donc, pas la moindre liberté, pas la moindre souplesse, dans un morceau de blues. Pas encore à l’aise dans le « classique », pas à l’aise dans le blues… Randall Goosby n’est aujourd’hui tout au plus qu’un musicien en devenir, un honnête technicien qui n’habite pas encore la musique, et la musique n’habite pas. Sans doute prometteur quand on prend en compte la propreté de sa technique, mais encore en gestation. Une gestation que n’aideront pas les lumières trop éblouissantes des scènes internationales, ni des enregistrements prématurés.
On ne sortait jamais (à aucune demi-seconde) de la sphère scolaire, dans le concerto ou dans le bis. Ce qui peut d’ailleurs rendre l’exercice de la critique délicat, car on a envie d’être indulgent, ou compréhensif ou les deux. Mais voilà, le jeune Randall Goosby bientôt trentenaire, enregistre et se produit sur les scènes du monde, alors comment envisager un statut d’exception ? On ne demande qu’à apprécier un vrai niveau de concertiste à l’avenir, pas à évaluer un talent en devenir. Ou alors on s’est trompé de catégorie, et il faudrait en créer une spéciale, en marge du circuit officiel. Tout cela ne tient pas debout, tout cela fleure bon l’opération commerciale.
Decca danse
Catapulter un musicien encore vert sous les feux de la rampe ; profiter du palmarès récent d’un concours international ; gâcher la discographie d’un jeune chef d’exception… Tout cela rappelle quelque chose. Oui, tout cela représente bien les récents exploits de Decca, firme à elle seule devenue le symbole de tous les errements actuels de l’industrie du disque. En substance, tout cela tourne, comme une idée fixe, calculatrice en mains, autour de l’exploitation éhontée des talents encore inaboutis de quelques jeunes musiciens. Le violoniste encore vert (mais noir fort heureusement, dans les calculs de la firme, entendant prolonger le filon engrangé avec les Kanneh-Mason, Sheku et Isata), c’est donc Randall Goosby. Le lauréat d’un grand concours international – en l’occurrence le Concours Van Cliburn 2022 – c’est Yunchan Lim (voir ma recension de l’enregistrement live de sa finale), tapageusement proclamé plus grand interprète de l’histoire du Concerto pour piano n° 3 de Rachmaninov, avant de se fracasser dans des enregistrements dramatiquement nuls des Études transcendantales de Liszt et des Saisons de Tchaïkovsky. Le gâchis du parcours discographique d’un jeune chef d’exception, c’est ce ratage intégral de la version de la Symphonie fantastique de Berlioz par Klaus Mäkelä (voir ma recension). Dans tous ces cas, l’enseigne de Decca. La firme a poussé les jeunes musiciens à enregistrer, coûte que coûte, quels que soient les inadéquations et les temporalités. Un détournement de jeunes musiciens, ainsi soumis au seul marketing pour argument artistique et justification d’enregistrement. Or n’est pas le jeune Kissin qui veut – et même lui, Kissin, fut tout aussi exploité un temps par l’industrie du disque, mais Anna Kantor et sa mère ont su veiller au grain. Aujourd’hui, voici ces carrières neuves livrées aux appétits des profits à court terme et des représentations scéniques inutiles. Je vois que le concert du 30 octobre préfigurait ceux de Trifonov avec l’ONF dirigé par Măcelaru. Le spectre de Trifonov aujourd’hui peut à lui seul donner à réfléchir sur l’essorage d’un interprète par les majors. Les conjonctions sont bien là, qui nous illustrent un système, qui n’est pas nouveau, loin s’en faut, mais qui aujourd’hui tourne à vide, dans l’hystérie médiatique. Decca surfe donc sur notre époque et ayant détecté le filon de l’argument de couleur, entend l’exploiter encore et encore. Ceci est une insulte à ces jeunes musiciens, autant qu’au public, pris pour une crédule vache à lait. Decca n’est pas seule dans le joyeux mouvement, et si la firme a Yunchan Lim dans son écurie, c’est aussi parce qu’en face, Deutsche Grammophon a Bruce Liu et Seong-Jin Cho. Dans quelques années, que restera-t-il de ces petites gloires des années 2020 montées en neige ? Sans doute pas grand chose, à moins que leur essorage ne soit encore achevé et qu’il reste encore quelque chose à tirer de leur crédulité-complicité, et de celle d’un public abâtardi à coups d’arguments publicitaires, construisant les nouvelles images d’Épinal : les pianistes coréens surdoués, les jeunes musiciens noirs américains enfin reconnus par le monde du classique, les jeunes chefs finlandais ontologiquement visionnaires… et bientôt, qui sait, les trombonistes guatemaltques, les cornistes lappons, les altistes tibétains. Tous, ramenés à leur identité et pour cela même, porteurs de cette sacro-sainte ouverture que notre époque a érigé en religion, mais surtout en dogme valant au-delà de la réalité du talent individuel, de la réflexion menée sur le bien-fondé d’une carrière et la justification du geste fondateur d’un enregistrement. Il faut bien faire tourner le commerce, et après l’effondrement du marché du cd depuis plus de vingt ans, le triomphe des plateformes, le réinvestissement dans une nouvelle vigueur relative des concerts, il se dit dans les couloirs des majors, que les consommateurs seront de nouveau au rendez-vous, à coups de campagnes tapageuses. Pourvu qu’ils ne soucient pas de n’être que des consommateurs, et de constituer un public réellement éclairé, distancié des stratégies de vente et des démarches obscurantistes. Dormez tranquilles, applaudissez n’importe quoi, les marchands se chargent du reste.
Sauvetage en haute mer : l’intervention de Cristian Măcelaru
Quand vous avez subi un naufrage, quand vous avez assisté, impuissant, au très gênant spectacle d’un jeune musicien qui se fait hara-kiri sur l’autel du calcul commercial, vous n’attendez plus rien. Pourtant, sachant qu’après l’entracte, l’ONF brillerait de tous ses feux sous la baguette toujours précise et inspirée de leur chef Cristian Măcelaru, l’espoir avait toutes les raisons de renaître. Et ce fut le cas. En seconde partie de programme la Symphonie n° 2 de l’injustement méconnue Elsa Barraine directrice de la musique à Radio France dans les années cinquante / soixante, résistante et compositrice dont l’œuvre reste à découvrir (ses autres symphonies doivent être, dit-on, enregistrées prochainement par l’ONF et Măcelaru). Ici, une symphonie tout en évocation de la guerre à venir et qui, en 1938, est tout empreinte surtout de Chostakovitch – une œuvre déjà donnée lors du concert d’ouverture de l’ONF au début de la saison dernière.
Ravel enchanteur, narrateur, démiurge – et ce sera, sous la baguette de Cristian Măcelaru en point d’orgue de cette seonde partie, ce sommet de génie orchestral du compositeur qu’est la symphonie chorégraphique Daphnis et Chloé, qui culmine en 1912 pour les Ballets russes de Diaghilev, en cette somptueuse fresque où s’élance tout un univers de couleurs et de danse (ici seulement la suite n° 2 pour orchestre). La symphonie chorégraphique demeure ancrée dans une esthétique très narrative où l’orchestre, tout comme dans Ma mère l’Oye, tire partie des ressources idiosyncrasiques des instruments, pour parcourir avec aisance et comme par évidence, des virtualités expressives peu communes. Avec cette clarté et ce relief tout à la fois qui font l’approche de Măcelaru (se souvenant sans doute de Cluytens), on est en plein dans cette puissance ravélienne d’une musique qui plus que jamais en pleine modernité, est langage efficient et non pas renoncement nihiliste. Daphnis et Cholé tient en ce sens et selon cette lecture « en relief », à la fois du poème symphonique que de la musique pour ballet. On n’est pas très loin du Stravinsky de L’Oiseau de feu, pour la générosité et l’ampleur d’une fresque en mouvement, où la danse semblerait rectrice mais où la musique est suprême et impose sa loi. La version que nous livrait ce soir-là l’ONF dirigé par Măcelaru, parvenait à faire ressentir toute l’ambition de cette musique qui décidément ne se restreint jamais au seul office de sa catégorie chorégraphique. Il le fait par la précision des effets, des interactions voulues entre les timbres et le chœur, et par-dessus tout au gré d’un élan rythmique constamment palpable, on dira presque une nervosité des attaques, mais aussi une fluidité des sections dialoguant et se relayant avec une masse alerte. À la faveur d’une trame narrative toujours présente et signifiante, l’orchestre devient lui-même l’œuvre et l’instrument de l’œuvre.
L’écriture de Ravel dans son Daphnis et Cholé est en soi une intention : l’enchaînement des scènes, danses ou tableaux, est conçu dans l’agencement notable d’une continuité qui est celle-là même de la narration. Ici passe cette double allégeance, épisodique et panoramique. L’esthétique de cette version de la suite n° 2 tend parfois le genre de la symphonie chorégraphique vers la musique de film. Le chef alterne avec une égale profondeur les moments les plus étirés, les mieux éthérés et les déferlements lyriques d’un orchestre devenu instrument unifié d’une poétique de l’élan (on pense au Strauss des grands poèmes symphoniques).
Souvent les concerts sont terres de contrastes. Cette conclusion enchantée de ce qui avait commencé comme une mauvaise blague, était là pour prouver que l’expérience (d’un orchestre, d’un chef, d’un soliste) est une chose à construire à l’abri des diktats d’une époque ivre d’elle-même mais qui, comme un canard sans tête, se perd dans sa propre désorientation.
