
« L’Histoire est un champ de ruines » – Walter Benjamin
Toute pratique artistique qui prend place dans un pays marqué par une catastrophe historique majeure engage une responsabilité. Elle intervient, en effet, dans un champ saturé de mémoire et de silences accumulés. Au Paraguay, pays façonné par une destruction systémique au XIXᵉ siècle, la musique demeure un lieu d’exposition d’une dette historique, assumée comme telle. Le travail conduit à Asunción par Dario Ntaca autour du Mozarteum relève de cette logique, et s’inscrit dans une conscience claire des asymétries régionales issues de l’histoire du Cône Sud. Et cette conscience s’énonce sans détour. « Je pense que l’Argentine a eu tort », affirme Ntaca dans un entretien accordé à Sostenuto. Ce conflit lui apparaît comme une erreur historique profonde, longtemps pensée comme un chemin légitime vers la consolidation régionale, mais dont l’issue relève d’un processus de destruction massive : « On croyait que c’était le chemin correct, et on a fini par un génocide. Un génocide peu visible dans le monde, mais un génocide malgré tout », reconnaît-il avec amertume. Cette réalité s’impose, à ses yeux, comme un point de départ. Sa visibilité, longtemps tenue hors du champ international, relève désormais d’une tâche morale et historique.
Un geste de réparation historique
Les projets musicaux qu’il conduit au Paraguay prennent forme dans un contexte régional marqué par une dette morale longtemps diffuse, mais que Ntaca choisit de reconnaître explicitement. « Le Mozarteum relève d’un geste de réparation historique, conscient dans sa portée », explique le pianiste et chef d’orchestre argentin. Le terme de « réparation » demeure cependant instable, chargé surtout d’ambiguïtés. Il ne renvoie en effet ni à une compensation ni à une clôture. Il désigne plutôt une quête de résilience menée dans l’action. Une manière d’assumer une responsabilité héritée sans prétendre la résoudre. Ses collaborations internationales, notamment avec la France, participent de cette volonté de faire émerger une conscience élargie autour de cette tragédie longtemps marginalisée. Le projet du Mozarteum d’Asunción s’organise avant tout autour d’un objectif pédagogique précis. Il vise à ouvrir l’accès à la musique classique dès l’enfance, selon une progression qui privilégie d’abord l’expérience, le jeu, la pratique collective, avant l’instauration d’un cadre académique rigoureux. « L’idée, c’est d’approcher les enfants et les jeunes à la musique classique d’une manière moins académique au début, puis de mettre en place des stratégies pédagogiques et artistiques de grande qualité pour valoriser leur talent », ajoute-t-il. Cette méthode s’inspire d’expériences latino-américaines antérieures, tout en s’adaptant aux réalités locales paraguayennes.
Selon Ntaca, ce projet se concentre sur la transmission musicale, sans se donner pour objet le politique ou l’histoire en tant que tels. Cette orientation procède d’un choix pensé et engage un rapport particulier entre celui qui agit et le lieu où il agit. « Je travaille ici en tant qu’Argentin », rappelle le musicien, sans chercher à neutraliser ce que cette appartenance implique. « Un Argentin qui vient aider le Paraguay ». La transmission artistique transforme ainsi l’histoire marquée par la violence en une relation construite dans le temps long. Elle prend la forme d’un engagement. L’action musicale telle que Ntaca la conçoit ne prétend pas effacer la catastrophe originelle. Elle se situe ailleurs, dans une continuité inscrite dans l’histoire. Elle engage une présence durable au sein d’un territoire blessé, sans s’arroger le droit d’en reformuler le passé. Cette inscription locale ouvre toutefois sur une articulation plus large, reliant l’action menée à Asunción aux enjeux d’une fraternité pensée à l’échelle du monde – rejoignant peut-être, et plus que jamais, une formule longtemps pratiquée par le philosophe Édouard Glissant : « Agis dans ton lieu, pense avec le monde. »
Au nom de la fraternité
« Je pense que la musique peut agir là où la politique est restée silencieuse, en raison des décisions des élites », observe Ntaca, tout en précisant qu’il « ne s’agit pas d’un geste de substitution ou de concurrence ». Cette mise au point éclaire le sens de son engagement : « On fait ce qu’on peut. C’est une forme de réparation historique, même si elle se fait de manière indirecte. La musique n’efface pas l’histoire et ne remplace pas ce qui a été perdu, mais elle permet de travailler dans le présent, sur la durée, là où les blessures continuent de produire leurs effets », confie-t-il, dans un ton marqué par la gravité de l’histoire. La musique intervient ainsi dans un registre distinct de celui de l’action politique, selon une temporalité plus lente, où la transmission patiente rend possible des effets durables.
L’Argentine, le Paraguay, le Brésil et l’Uruguay demeurent des pays liés par une histoire commune, conflictuelle et fraternelle à la fois, des pays contraints de penser ensemble les traces d’une violence fondatrice. L’implication de Martha Argerich confère à cette démarche une profondeur supplémentaire. « Martha est très sensible à l’histoire du Paraguay et s’investit de plus en plus dans cette initiative. Elle est devenue, à sa manière, la marraine du projet », poursuit Ntaca. Cet engagement, explique le pianiste, a déplacé peu à peu son rapport à l’identité argentine : « Cela ne s’est pas fait d’un coup. C’est passé par le temps, et surtout par la distance ». Le projet a commencé à prendre forme alors qu’il vivait encore en Argentine. « Je faisais des allers-retours constants entre les deux pays, soit plus de 1 300 kilomètres en voiture », se remémore-t-il. Cette persistance, répétée sur la durée, a produit une confrontation décisive avec une mémoire régionale longtemps maintenue à distance, y compris en Argentine. Et l’artiste de conclure : « L’histoire a été racontée il y a cent soixante ans. Construire une conscience nouvelle reste difficile. Beaucoup ne s’y sentent pas concernés. Face à cette inertie mémorielle, l’action demeure une nécessité pour inscrire, par la présence, une autre manière d’entrer en relation avec une histoire partagée mais désormais asymétrique ».
Dans cette perspective, la musique s’avère être un acte de tenue. Elle assume la persistance de la fracture. Elle travaille dans la durée. Elle accepte la dette comme condition. En cela, elle constitue un aveu incarné, formulé par l’acte même de créer et de transmettre.
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