Bataille de Campo Grande, guerre de la Triple Alliance © Pedro Américo
Le Fil de l’Epée : Le Paraguay contre la Triple-Alliance

Engrenage régional et rationalité de puissance

Au milieu du XIXᵉ siècle, le bassin du Río de la Plata est traversé par une succession de crises politiques et territoriales. Gouverné successivement par Carlos Antonio López puis par son fils Francisco Solano López, le Paraguay est alors placé sous une forme de dictature d’État, caractérisée par une forte concentration du pouvoir exécutif et par un renforcement de l’appareil administratif et militaire, conçu comme un moyen de préserver l’autonomie du pays dans un contexte régional instable. Sous Francisco Solano López, le durcissement du régime accompagne la montée en puissance des impératifs militaires, à mesure que la préparation puis la conduite de la guerre s’imposent. Cette situation suscite la méfiance du Brésil impérial comme de la République argentine, tous deux attentifs au contrôle des voies fluviales et à l’affirmation de leur influence politique dans la région. Elle s’inscrit également dans un contexte plus large, marqué par la présence économique et diplomatique du Royaume-Uni, puissance extra-régionale dominante, dont les intérêts commerciaux et financiers contribuent à structurer les équilibres du Río de la Plata sans pour autant impliquer une participation militaire directe au conflit. La situation se tend brusquement au début des années 1860 avec la crise uruguayenne. L’intervention armée du Brésil en Uruguay en 1864, en soutien au Parti Colorado contre les Blancos, modifie profondément l’équilibre régional et alarme le gouvernement paraguayen, qui perçoit cette opération comme une menace directe pour sa sécurité et pour la stabilité du bassin. En réaction, Francisco Solano López choisit de s’opposer à l’expansion brésilienne et engage le Paraguay dans une série d’actions militaires qui ouvrent la voie à un conflit généralisé. L’affrontement entre puissances régionales se transforme alors en guerre ouverte, prélude à la formation de la Triple Alliance et à l’embrasement durable du Cône sud-américain.

Carlos Antonio López
Francisco Solano López

L’entrée en guerre du Paraguay s’appuie sur une appréciation stratégique déficiente de la situation régionale. Solano López anticipe un conflit circonscrit et sous-estime la capacité des puissances voisines à coordonner durablement leurs intérêts. La convergence entre le Brésil impérial, la République argentine et le nouveau pouvoir uruguayen se révèle pourtant rapide et décisive. La signature du traité de la Triple Alliance, en mai 1865, formalise cette coalition et fait basculer la crise en guerre de grande ampleur. Le conflit s’inscrit alors dans une escalade prolongée, marquée par l’effacement de toute issue diplomatique et par l’extension des objectifs militaires jusqu’à l’épuisement de la capacité étatique adverse. La poursuite des combats après l’effondrement militaire du Paraguay et l’occupation prolongée de son territoire traduisent ce glissement vers une logique de destruction systémique.

De la guerre asymétrique à l’effondrement

Dès l’ouverture des hostilités, le Paraguay se trouve engagé dans une guerre profondément déséquilibrée. Isolé diplomatiquement et dépourvu d’accès maritime, il affronte une coalition disposant d’une supériorité écrasante en effectifs, en ressources mais aussi, et surtout, en contrôle des voies fluviales. La formation rapide de la Triple Alliance élargit cette crise régionale en un conflit de grande ampleur, visant à réduire durablement la capacité politique et économique de l’État paraguayen. La guerre s’achève en mars 1870 avec la mort de Francisco Solano López à Cerro Corá, après plus de cinq années de combats et près d’un an d’occupation totale du territoire paraguayen. À l’issue du conflit, l’État paraguayen est matériellement et institutionnellement détruit. Asunción est occupée dès janvier 1869, l’appareil administratif est démantelé et les forces armées cessent d’exister comme structure organisée. Les traités imposés à la fin de la guerre entraînent d’importantes amputations territoriales, le Paraguay perdant environ 140 000 km² au profit du Brésil et de l’Argentine. Le bilan humain est sans équivalent dans l’histoire régionale. La population paraguayenne, estimée entre 450 000 et 525 000 habitants avant la guerre, est réduite à environ 220 000 survivants en 1870, composés en grande majorité de femmes, d’enfants et de personnes âgées. Les pertes en hommes atteignent entre 70 et 90% de la population adulte, provoquant un déséquilibre démographique grave dont les effets se feront sentir sur plusieurs générations. À cette catastrophe humaine s’ajoute un effondrement économique généralisé. L’endettement contracté dans l’immédiat après-guerre place durablement le pays sous dépendance financière étrangère. La guerre de la Triple Alliance se conclut ainsi par un effondrement simultané démographique, social, territorial, économique et politique du Paraguay. Elle constitue une rupture historique majeure, faisant du pays le principal et indiscutable perdant — et, à bien des égards, la principale victime — du plus meurtrier conflit interétatique de l’histoire sud-américaine.